« Mais je vais arrêter. L’heure passe et ta bourgeoise ne va pas tarder. Je ne veux pas d’ennuis, et ne pas t’en attirer non plus. Nous allons vous laisser à vos cours de tricot. »
Il se leva avec un peu de peine, défroissa sa veste, et derrière le vitrage vert de ses lunettes ses yeux paraissaient fatigués. Son gars se leva brusquement et resta debout à côté de lui, il l’attendait avec respect.
« Tu te souviens de tout, Salagnon ?
— Tu le sais bien. Si je finis par mourir, on m’enterrera avec mes souvenirs. Il n’en manquera pas un.
— Nous avons besoin de toi. Quand tu te décideras à laisser tes ouvrages de dames pour revenir à des tâches dignes de toi, rejoins-nous. Il nous faut des types énergiques qui se souviennent de tout pour encadrer les jeunes. Pour que rien ne soit oublié. »
Salagnon acquiesça des paupières, ce qui est très doux et très vague. Il lui serra longuement la main. Il montrait qu’il serait toujours là ; pour quoi au juste, il ne le précisait pas. L’autre, il lui toucha la main en le regardant à peine. Quand ils furent partis je respirai mieux. Je m’adossai au fauteuil de velours, finis ma bière ; je laissai aller mon regard sur cet ameublement d’une laideur consciencieuse, dépourvu de toute âme. Les coussins de velours râpaient, ses fauteuils n’offraient aucun confort ; ils n’étaient pas là pour ça.
« Le paranoïaque et son chien, dis-je comme on crache.
— Ne dis pas ça.
— Il y en a un qui délire et l’autre qui aboie. Et celui-ci ne demande qu’à obéir. Ce sont vos amis ?
— Juste Mariani.
— Drôle d’ami qui tient de tels discours.
— Mariani est un drôle d’ami. Il est le seul de mes amis qui ne soit pas mort. Ils mouraient au fur et à mesure, et pas lui. Alors je dois à tous les autres de lui rester fidèle. Quand il vient, je le nourris, je lui sers à boire et à manger pour qu’il se taise. Je préfère qu’il avale plutôt que d’éructer. C’est une chance que nous n’ayons qu’un seul organe pour tout faire. Mais en ta présence il est reparti pour un tour. Il est très sensible, Mariani, il a détecté en toi ton origine.
— Mon origine ?
— Classe moyenne éduquée, volontairement aveugle aux différences.
— Je ne comprends pas cette histoire de différences.
— C’est ce que je dis. Mais il en rajoute devant toi. Sinon c’est un type intelligent, capable de profondeur.
— Ce n’est pas l’impression qu’il donne.
— Je sais, hélas. Il n’a jamais tué que ceux qui lui avaient d’abord tiré dessus. Mais il s’entourait de chiens qui avaient du sang jusqu’aux coudes, qui guettaient dans son regard quand ils devaient égorger. Il y a quelque chose de fou en Mariani. En Asie il s’est fait un accroc, il s’est déchiré de l’intérieur, un fil a rompu. Il serait un homme délicieux s’il était resté chez nous. Mais il est parti là-bas, et là-bas et il n’a pas supporté la division des races. Il est parti là-bas les armes à la main, et quelque chose s’est rompu, qui a eu pour lui l’effet d’une prise d’amphétamines. Il n’est pas redescendu, cela a fait un trou dans son âme, et depuis ce trou ne fait que s’agrandir, il ne voit plus qu’à travers ce trou-là, à travers le trou de la différence des races. Ce que nous avons vécu là-bas pouvait rompre les toiles les plus solides.
— Pas vous ?
— Je dessinais. C’était comme recoudre ce que les événements déchiraient. Enfin c’est ce que je me dis maintenant. Il y avait toujours une part de moi qui n’était pas tout à fait là ; cette part que je gardais absente, je lui dois la vie. Lui, il n’est pas revenu entier. Je suis fidèle à ceux qui ne sont pas revenus, parce que j’étais avec eux.
— Je ne comprends pas. »
Il s’arrêta de parler ; il se leva et se mit à marcher dans son salon idiot. Il marchait les mains dans le dos en bougeant les mâchoires, comme s’il marmonnait, et cela faisait trembler ses vieilles joues et son vieux cou. Il s’arrêta brusquement devant moi et me regarda dans les yeux, de ses yeux très clairs dont la couleur était la transparence.
« Tu sais, cela tient à un seul geste. Un moment très précis, qui ne se reproduira pas, peut fonder une amitié pour toujours. Mariani, il m’a brancardé dans la forêt. J’étais blessé, je ne pouvais pas marcher, alors il m’a porté dans la forêt du Tonkin. Les forêts là-bas ont une sacrée pente, et il les a traversées avec moi sur le dos, et avec les Viets au cul. Il m’a emmené jusqu’au fleuve et nous avons été sauvés tous les deux. Tu ne sais pas ce que cela signifie. Lève-toi. »
Je me levai ; il s’approcha.
« Porte-moi. »
Je devais avoir l’air stupide. Maigre, même grand, il ne pesait sûrement pas bien lourd ; mais je n’avais jamais porté un adulte, jamais porté un homme, jamais porté quelqu’un que je ne connaissais pas si bien… Mais je m’embrouille : simplement, je n’avais jamais fait ce qu’il me demandait là.
« Porte-moi. »
Alors je le pris dans mes bras et le portai. Je le tenais en travers de mon torse, il passa un bras autour de mes épaules, ses pieds pendaient. Sa tête reposait sur ma poitrine. Il n’était pas trop lourd mais j’en étais tout envahi.
« Emmène-moi dans le jardin. »
J’allai où il me dit. Ses pieds ballaient, je traversai le salon, le couloir, j’ouvris les portes du coude, il ne m’aida pas. Il pesait. Il m’encombrait.
« Là-bas, nous ramenions nos morts, me dit-il tout près de mon oreille. Les morts c’est lourd et inutile, mais nous tâchions de les ramener. Et nous ne laissions jamais nos blessés. Eux non plus. »
La porte d’entrée ne fut pas facile à ouvrir. Je trébuchai un peu sur les marches du perron. Je sentais ses os dépasser de sa peau, contre mes bras, contre mon torse. Je sentais sa peau de vieillard glisser sous mes doigts, je sentais son odeur de vieil homme fatigué. Sa tête ne pesait rien.
« Ce n’est pas rien que de porter, et d’être porté », me dit-il tout près de moi.
Dans l’allée centrale de son jardin j’avais l’air idiot avec lui en travers de mes bras, sa tête au creux de ma poitrine. Il pesait lourd finalement.
« Imagine que tu doives me ramener chez toi, et à pied ; imagine ceci pendant des heures, dans une forêt sans chemins. Et si tu échoues, les types qui te poursuivent te tuent ; et me tuent aussi. »
Le portail grinça et Eurydice entra dans le jardin. Les portails grincent car il est bien rare que l’on prenne le temps de les graisser. Elle portait un cabas d’où dépassait un pain, elle marchait bien droite à grands pas et s’arrêta devant nous. Je déposai Salagnon.
« Vous faites quoi ?
— Je lui explique Mariani.
— Ce con ? Il est encore venu ?
— Il a pris soin de partir avant que tu ne rentres.
— Il a bien fait. À cause de types comme lui, j’ai tout perdu. J’ai perdu mon enfance, mon père, ma rue, mon histoire, tout ça à cause de l’obsession de la race. Alors quand je les vois réapparaître en France, je flambe.
— C’est une Kaloyannis de Bab el-Oued, dit Salagnon. Formée à l’invective de rue, d’une fenêtre à l’autre. Elle connaît des grossièretés que tu n’imagines pas. Et quand elle s’énerve, elle en invente.
— Mariani fait bien de ne pas me croiser. Qu’il aille finir ses guerres ailleurs. »
Son cabas rempli de légumes à la main, bien droite, elle rentra, et elle referma la porte avec une énergie juste en dessous du claquement, mais à peine. Salagnon me tapota l’épaule.
« Détends-toi. Cela s’est bien passé. Tu m’as porté dans mon jardin sans me laisser tomber, et tu as échappé à la tigresse de Bab el-Oued. C’est une journée enrichissante dont tu es sorti vivant.