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— Mariani, je veux bien comprendre, mais qu’est-ce qu’il traîne avec ce genre de types ?

— Celui qui rote ? Il est des GAFFES, le Groupe d’Autodéfense des Français Fiers d’Être de Souche. Mariani est le responsable local. Et il a ses chiens autour de lui, comme là-bas.

— Mariani avec un i ? De souche ? dis-je avec l’ironie dont on use dans ces cas-là.

— La physiologie de la souche est complexe.

— On n’est pas des arbres.

— Peut-être, mais la souche s’entend. Cela se lit, cela se sait. L’appréciation de la souche procède d’un jugement très fin qu’il est impossible d’expliquer à celui qui ne le sentirait pas.

— Si on ne peut pas l’expliquer, c’est n’importe quoi.

— Ce qui est vraiment important ne s’explique pas. On se contente de le sentir, et de vivre avec ceux qui sentent pareil. La souche, c’est une question d’oreille.

— Alors je n’ai pas d’oreille ?

— Non. Question de mode de vie. Tu vis tellement parmi tes semblables que tu es aveugle aux différences. Comme Mariani avant qu’il parte. Mais que ferais-tu si tu vivais ici ? Ou si tu étais parti là-bas ? Le sais-tu à l’avance ? On ne sait pas ce qu’on devient quand on est vraiment ailleurs.

— Les racines, les souches, ce sont des imbécillités. L’arbre généalogique, c’est une image.

— Sûrement. Mais Mariani est comme ça. Une part de lui est folle, et une autre part de lui m’a porté. Juger les gens d’un seul trait, je ne sais le faire qu’au pinceau. À la guerre j’y arrivais aussi ; c’était simple et sans fioritures : nous et eux. Et dans le doute, on tranchait ; cela occasionnait quelques dégâts, mais c’était simple. Dans la vie en paix où nous sommes revenus, ce ne peut être aussi simple, à moins d’être injustes, et de détruire la paix. Voilà pourquoi certains voudraient revenir à la guerre. Tu ne veux pas que nous allions peindre, plutôt ? »

Il me prit par le bras et nous rentrâmes.

Ce jour-là il m’apprit à choisir la taille de mon pinceau. Il m’apprit à choisir l’encombrement de la trace que je laisserais sur la feuille. Cela ne nécessite pas de réfléchir, cela peut se confondre avec le geste de tendre la main vers l’outil, mais ce que l’on choisit est le rythme auquel on se tiendra. Il m’apprit à choisir la taille de mes traits ; il m’apprit à décider l’échelle de mon action dans l’étendue du dessin.

Il me le dit plus simplement. Il me faisait faire, et je comprenais que l’usage de l’encre est une pratique musicale, une danse de la main mais aussi de tout le corps, l’expression d’un rythme bien plus profond que moi.

Pour peindre à l’encre, on utilise de l’encre, et l’encre n’est rien d’autre que noire, un abolissement brutal de la lumière, son extinction tout au long de la trace du pinceau. Le pinceau trace le noir ; le blanc apparaît dans le même geste. L’apparition du blanc est exactement simultanée de celle du noir. Le pinceau chargé d’encre trace une masse sombre en la laissant derrière lui, il trace aussi le blanc en le laissant apparaître. Le rythme qui unit les deux dépend de la taille du pinceau. La quantité de poils et la quantité d’encre donnent l’épaisseur de la touche. Celle-ci encombre la feuille d’une certaine façon, et c’est la taille du pinceau qui règle l’équilibre entre le noir tracé et le blanc laissé, entre la trace que je fais et l’écho que je ne fais pas, qui existe tout autant.

Il m’apprit que le papier encore intact n’est pas blanc : il est tout autant noir que blanc, il n’est rien, il est tout, il est le monde encore sans soi. Le choix de la taille du pinceau est celui du tempo que l’on suivra, celui de l’encombrement que l’on s’accorde, celui de la largeur de la voie que suivra notre souffle. On peut maintenant quitter l’impersonnel, passer du « on » au « nous », et bientôt je dirais « je ».

Il m’apprit que les Chinois utilisent un seul pinceau conique, et choisissent à chaque instant le poids qu’ils lui appliquent. La logique est la même car appuyer ne diffère pas d’encombrer. D’un creusement du poignet ils choisissent à chaque instant l’intensité de la présence, à chaque instant l’échelle de l’action.

« J’ai vu dans Hanoï pendant la guerre, me dit-il, un de ces peintres démiurgiques. Il n’utilisait qu’un seul pinceau et une goutte d’encre dans une écuelle de stéatite. De ces outils minuscules il tirait la puissance et la diversité d’un orchestre symphonique. Il affectait de vouer un culte à son pinceau, qu’il baignait longuement d’eau claire après usage et couchait ensuite dans une boîte rembourrée de soie. Il lui parlait et prétendait n’avoir pas de meilleur ami. Je l’ai cru quelque temps mais il se moquait de moi. J’ai compris enfin que son seul instrument était lui-même, et plus exactement le choix qu’il faisait à chaque instant de l’ampleur qu’il s’accordait. Il connaissait exactement sa place, et la modulation très sûre de celle-ci était le dessin. »

Nous peignîmes jusqu’à n’en plus pouvoir. Nous peignions à deux et lui m’enseignait comment faire. C’est-à-dire que j’agissais par l’encre et le pinceau, et lui par l’œil et la voix. Il jugeait du résultat de mes gestes, et je recommençais ; cela n’avait pas de raison de finir. Quand je réalisai l’état de fatigue que j’avais atteint, le milieu de la nuit était bien passé. Mon pinceau n’étalait l’encre que pour tacher le papier, je n’atteignais plus à aucune forme. Il ne disait plus que oui, ou non, et sur la fin seulement non. Je résolus de rentrer chez moi, mon corps ne suivait plus mes désirs, voulait s’allonger et dormir malgré cet appétit d’encre qui aurait voulu poursuivre encore, et encore.

Au moment où je partis, il me sourit, et ses sourires me suffiraient pour ma vie entière. Au moment de partir, il me sourit encore comme au moment de m’accueillir, et cela m’allait. Il m’ouvrait ses yeux très clairs qui n’avaient d’autre couleur que la transparence, il me laissait venir à lui, il me laissait voir en lui, et j’y allais sans me demander où ; j’en revenais sans rien rapporter, sans même avoir rien vu, mais cet accès qu’il m’offrait à lui me comblait. Ce sourire-là qu’il m’offrait aux moments de mon arrivée et de mon départ ouvrait devant moi toute grande la porte d’une pièce vide. La lumière y entrait sans obstacles, j’y avais la place, cela m’agrandissait le monde. Il me suffisait de voir devant moi l’ouverture de cette porte ; cela me suffisait.

Je sortis dans les rues de Voracieux-les-Bredins. Des pensées confuses jaillirent en moi sur lesquelles je n’avais pas de prise ; je les laissai. Je pensais tout en marchant à Perceval le chevalier niaiseux, qui faisait ce qu’on lui disait de faire, car à tout ce qu’on pouvait lui avoir dit, il croyait dur comme fer.

Pourquoi y pensai-je ? À cause de cette pièce vide tout occupée de lumière, à laquelle m’ouvrait le sourire de Victorien Salagnon. Je restais sur le seuil et j’en étais heureux sans rien comprendre. Le Conte du Graal ne parle que de cet instant : il le prépare et l’attend, il l’élude au moment de le vivre, et ensuite le regrette et le cherche à nouveau. Que s’est-il passé ? Par le plus grand des hasards, Perceval qui ne comprend rien parvint jusqu’au Roi Pêcheur. Celui-ci pêchait de ses propres mains car il n’était plus rien d’autre qui l’amusât encore ; il pêchait dans une rivière que l’on ne peut franchir, à l’aide d’une ligne qu’il appâtait d’un poisson brillant, pas plus gros qu’un tout petit vairon. Hors de cette barque avec laquelle il pêchait sur la rivière que l’on ne franchit pas, il ne pouvait marcher. Pour regagner sa chambre, quatre serviteurs alertes et robustes saisissaient les quatre coins de la couverture où il se tenait assis, et on l’emportait ainsi. Il ne marchait plus de lui-même car un javelot l’avait blessé entre les deux hanches. Il ne faisait plus que pêcher, et il invita Perceval en son château que l’on ne voit pas de loin.