Perceval le niaiseux était devenu chevalier sans rien comprendre. Sa mère lui cachait tout de peur qu’il ne s’éloigne. Son père et ses frères furent blessés et moururent. Lui devint chevalier sans rien savoir. Il parvint au château que l’on ne voit pas et le Graal lui fut montré sans qu’il le sache. Pendant qu’il parlait au Roi Pêcheur, pendant qu’ils mangeaient ensemble, passèrent devant eux dans le plus grand silence des jeunes gens portant de très beaux objets. L’un, une lance, et il sortait de son fer une goutte de sang qui jamais ne sèche ; l’autre, un grand plat qui agréait à qui s’en sert tant il est large et profond, et dans lequel on sert les viandes précieuses avec leur jus. Ils traversèrent lentement la pièce sans rien dire, et Perceval les regardait sans comprendre, et il ne demanda pas qui ils allaient ainsi servir, qui était celui qu’il ne voyait pas. On lui avait appris à ne pas trop parler. Le moment fut un aboutissement, il me verrait jamais le Saint Vaisseau de plus près, mais il ne le sut pas car il n’avait rien demandé.
Je pensais dans les rues de Voracieux-les-Bredins à Perceval le niaiseux, le chevalier absurde qui n’est jamais à sa place car il ne comprend rien. Pour tout autre, le monde est encombré d’objets, mais pour lui il est ouvert car il ne les comprend pas. Il ne connaît du monde que ce qu’en a dit sa mère, et elle ne lui a rien dit de peur de le perdre. Il est simplement empli de joie. Et rien ne le dérange, rien ne lui fait obstacle, rien ne l’empêche d’aller. Je pensais à lui car Victorien Salagnon s’était ouvert à moi, et j’avais vu sans rien voir, et cela m’avait rempli de joie sans rien demander. Peut-être cela pouvait-il suffire, me disais-je en marchant.
J’allai à l’abribus sur l’avenue, pour attendre le premier bus du matin qui ne tarderait pas. Je m’assis sur le banc de plastique, je m’adossai à la cage vitrée, je somnolai dans l’air froid d’une nuit qui lentement s’évaporait.
J’aspirais à manier un pinceau énorme sur une toute petite feuille. Un pinceau dont le manche serait fait d’un tronc, et les poils de plusieurs paquets de crin solidement assemblés. Il serait plus grand que moi et, trempé dans l’encre, dont il aurait absorbé tout un seau, il pèserait plus que je ne peux porter. Il faudrait des cordes et des poulies accrochées au plafond pour le manier. Avec cet énorme pinceau je pourrais d’un seul trait couvrir la toute petite feuille, et on distinguerait à peine la trace d’un geste à l’intérieur du noir. L’événement du tableau serait ce mouvement difficile à voir. La force emplirait tout.
Je rouvris les yeux, brusquement comme si je tombais. Devant moi passaient sans faire de bruit les engins d’une colonne blindée. En me levant j’aurais pu effleurer de la main leurs flancs métalliques, et leurs gros pneus à l’épreuve des balles aussi hauts que moi.
Ils me surplombaient, les engins de la colonne blindée, ils passaient sans autres bruits que l’écrasement de gravillons et le ronron de feutre des gros moteurs au ralenti, ils avançaient bien en ligne dans l’avenue de Voracieux-les-Bredins, trop large comme le sont les avenues là-bas, vides au petit matin, des engins bleus aux vitres grillagées suivis de camionnettes chargées de policiers, traînant chacune des carrioles, contenant sans doute le matériel lourd du maintien de l’ordre. La colonne se scindait en passant devant les barres d’habitation, une partie s’arrêtait, le reste continuait. Quelques véhicules vinrent se ranger en face de l’abribus où j’attendais que la nuit se dissipe. Les policiers militarisés descendirent, ils portaient le casque, des armes proéminentes, et le bouclier. Leurs protections de jambes et d’épaules modifiaient leur silhouette, leur donnant une stature d’hommes d’armes dans la pénombre métallique du tout petit matin. L’un tenait sur son épaule un gros cylindre noir à poignées avec lequel on défonce les portes. Devant l’entrée d’une barre ils attendaient. Plusieurs voitures arrivèrent, se garèrent précipitamment, et sortirent des hommes en civil portant des appareils photo et des caméras. Ils rejoignirent les policiers et attendirent avec eux. Des flashes tranchèrent par éclats la lumière orange de réverbères. Une lampe au-dessus d’une caméra fut allumée, un ordre bref la fit s’éteindre. Ils attendaient.
Quand le premier bus vint enfin me prendre, il était déjà plein de gens modestes qui partaient au travail en somnolant. Je trouvai une place et m’endormis ainsi, tête contre la vitre ; il me déposa devant le métro vingt minutes plus tard. Je rentrai chez moi.
La suite je l’appris par la presse. À l’heure légale très précisément constatée d’importantes forces de police avaient effectué un vaste coup de filet dans un quartier sensible. Des individus connus des services de police, des jeunes gens pour la plupart habitant chez leurs parents, avaient été surpris au saut du lit. Les groupes d’intervention avaient surgi dans le salon familial, puis dans leur chambre, après avoir fait sauter la porte. Personne n’avait eu le temps de fuir. L’affaire avait été vite bouclée, malgré quelques échauffourées domestiques, des injures bien senties, des gifles pour calmer, un peu de bris de vaisselle et des hurlements féminins très aigus, de mères et grands-mères essentiellement mais les plus jeunes filles s’y mettaient aussi. Des imprécations avaient jailli dans les montées d’escalier et par les fenêtres. Les suspects menottés avait été rapidement emportés, de gré pour la plupart, de force quand il avait fallu. Des cailloux tombèrent de nulle part. Dans un bruissement de polycarbonate rigide, les policiers relevèrent tous ensemble leur bouclier. Les projectiles rebondirent. On s’attroupait à distance, en tenue de nuit ou déjà en survêtement. Des lacrymogènes éclatèrent dans les appartements, que l’on dut évacuer. Les forces engagées se retirèrent en bon ordre. Ils emmenaient des jeunes gens portant babouches, pantoufles, baskets délacées. Ils les firent monter dans les véhicules en leur baissant la tête. Une machine à laver bascula d’une fenêtre et s’écrasa avec le choc sourd du contrepoids qui s’enfonça dans le sol ; le bruit de tôle fit sursauter tout le monde mais personne ne fut blessé ; du tuyau arraché répandu au sol coulait encore de l’eau savonneuse. Ils reculaient au ralenti, les hommes à pied se retiraient toujours en ligne derrière leurs boucliers ajustés, les gens dissimulés dans la pénombre confuse n’approchaient pas, frappaient au passage le flanc des engins blindés qui roulaient au pas. Les suspects appréhendés furent confiés à la justice. La presse — prévenue on ne sait comment — rapporta des images et décrivit les faits. On se concentra sur la présence de la presse. On ne commentait rien, sinon la présence de la presse. On se scandalisait de la mise en spectacle. On fut contre, on s’en accommodait, mais aux faits, personne ne trouva à redire. Tous furent relâchés le lendemain ; on n’avait rien trouvé.
Personne ne fit remarquer la militarisation du maintien de l’ordre. Personne n’eut l’air de remarquer les colonnes blindées qui au petit matin entrent dans les quartiers insoumis. Personne ne s’étonna de l’usage de la colonne blindée en France. On aurait pu en parler. On aurait pu en discuter, moralement : est-il bon que la police militarisée jaillisse dans un appartement après en avoir brisé la porte, pour se saisir de sales gosses ? Est-il bien de brutaliser tout le monde, d’en arrêter beaucoup, et de les relâcher tous car rien de bien grave ne pouvait leur être reproché ? Je dis « bon », et « bien », car la discussion devrait avoir lieu au niveau le plus fondamental.
On pourrait discuter la pratique : nous connaissons bien la colonne blindée ; cela explique que personne ne la remarque. Les guerres menées là-bas nous les menions ainsi, et nous les avons perdues par la pratique de la colonne blindée. Par le blindage nous nous sentions protégés. Nous avons brutalisé tout le monde ; nous en avons tué beaucoup ; et nous avons perdu les guerres. Toutes. Nous.