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Les policiers sont jeunes, très jeunes. On envoie des jeunes gens en colonnes blindées reprendre le contrôle de zones interdites. Ils font des dégâts et repartent. Comme là-bas. L’art de la guerre ne change pas.

ROMAN IV

Les premières fois, et ce qui s’ensuivit

Victorien et Eurydice s’en allèrent entre les chars rangés. Il faisait nuit, mais une nuit d’été pas très sombre, au ciel éclairé d’étoiles et de Lune, pleine du crissement des insectes et des bruits du camp. Salagnon sensible aux formes s’émerveillait de la beauté des chars. Ils gisaient avec l’obstination de leurs cinq tonnes de fer, bœufs endormis qui rayonnaient d’ondes de masse, car simplement les voir, ou passer dans leur ombre, ou les effleurer du doigt, donnait la sensation de l’inébranlable, ancré au plus profond de la terre. Ils formaient autant de grottes où dedans rien ne peut arriver de grave.

Mais il savait bien, Salagnon, que cette force ne sauvait personne. Il avait passé des heures à ramasser les restes des tankistes morts, à les rassembler, à les entreposer dans des boîtes dont on ne savait plus à la fin combien de corps différents elles contenaient. Blindage, forteresses, armures, on se sent protégé mais le croire est stupide : la meilleure façon de se faire tuer est de se croire à l’abri. Victorien avait vu combien facilement se perçaient les blindages, car les outils existent qui passent au travers. On a une confiance enfantine en la plaque de fer derrière laquelle on se cache. Elle très épaisse, très lourde, très opaque, et derrière on est caché, alors on croit que rien n’arrive tant que l’on n’est pas vu. Derrière cette grosse plaque on est devenu la cible. Tout nu, on n’est rien ; protégé d’une coquille on devient le but. On se glisse à plusieurs dans une boîte en fer. On voit l’extérieur par une fente pas plus large que celle d’une boîte aux lettres. On voit mal, on va lentement, on est serré avec d’autres types dans une boîte en fer qui vibre. On ne voit rien, alors on croit que l’on n’est pas vu ; c’est enfantin. Cette grosse machine posée sur l’herbe, on ne voit qu’elle ; elle est la cible. On est dedans. Les autres s’acharnent à la détruire, ils inventent des moyens : le canon, les mines, la dynamite ; les trous creusés dans la route, les roquettes tirées d’un avion. Tout ; jusqu’à la détruire. On finit broyé dans la boîte, mêlé à des débris de fer, corned-beef ouvert à coups de masse et laissé par terre.

Salagnon avait vu ce qu’il restait des cibles. Ni la pierre ni le fer ne protègent des coups. Si l’on reste nu, on peut courir parmi les hommes identiques, et les balles au hasard peuvent hésiter et manquer leur but ; les probabilités protègent mieux que l’épaisseur d’un blindage. Nu, on est oublié ; mais protégé d’un char, on sera visé avec obstination. Les protections impressionnent, elles font croire à la puissance ; elles s’épaississent, elles s’alourdissent, elles deviennent lentes et visibles, et elles-mêmes appellent à la destruction. Plus la force s’affirme, plus la cible grossit.

Eurydice et Victorien se glissèrent entre les chars garés en lignes, dans le petit espace laissé entre eux, ils s’éloignèrent du camp par un chemin à ornières bordé de haies ; quand ils furent dans le noir ils se prirent la main. Ils voyaient toute l’étendue du ciel, qui brillait d’étoiles bien nettes comme si on les avait frottées. On devinait des dessins qui ne restent pas, qui apparaissent clairement puis se redistribuent en d’autres dès qu’on cesse de les fixer. L’air sentait la sève chaude, tiède comme un bain, les vêtements auraient pu disparaître et la peau n’aurait pas frémi. La main d’Eurydice dans celle de Victorien palpitait comme un petit cœur, il ne la sentait pas comme davantage de chaleur mais par un doux frémissement, par une respiration toute proche qui serait logée dans la paume. Ils marchèrent jusqu’à ne plus entendre les murmures du camp, les moteurs, les claquements du métal, les voix. Ils entrèrent dans un pré et s’y allongèrent. L’herbe avait été coupée en juin mais avait repoussé, un peu plus haute qu’eux couchés sur le dos, et cela formait autour de leur tête une enceinte de feuilles longilignes et d’inflorescences de graminées, une couronne de traits fins bien noirs détachés sur un ciel un peu moins noir. Ils le voyaient semé d’étoiles dont les dessins changeaient. Ils restèrent sans bouger. Les grillons autour d’eux se remirent à chanter. Victorien embrassa Eurydice.

Il l’embrassa d’abord avec sa bouche posée sur sa bouche, comme ces baisers que l’on sait devoir faire car ils marquent l’entrée dans une relation intime. Ils entrèrent tous les deux. Puis par sa langue il eut envie de goûter ses lèvres. L’envie venait sans qu’il n’y ait jamais pensé, et Eurydice dans ses bras s’animait des mêmes envies. Allongés dans l’herbe ils se redressèrent sur leurs coudes et leurs bouches s’ouvrirent l’une pour l’autre, leurs lèvres s’emboîtèrent ; leurs langues bien à l’abri allaient l’une le long de l’autre, merveilleusement lubrifiées. Jamais Victorien n’avait imaginé de caresse aussi douce. Le ciel vibra dans son ensemble, d’un bout à l’autre, avec un bruit de tôle souple que l’on secoue. Des avions invisibles passaient très haut, des centaines d’avions chargés de bombes qui marchaient ensemble sur le plancher d’acier du ciel. Le cœur de Victorien battit jusque dans son cou, là où sont les carotides pleines de sang, et le ventre d’Eurydice fut secoué de frissons. Leur être venait en surface comme les poissons quand on leur jette du pain ; ils étaient dans la profondeur du lac, la surface était calme, et d’un coup ils viennent en masse, bouche collée contre l’air, et la surface vibre. La peau d’Eurydice vivait et Victorien sentait cette vie venir tout entière sous ses doigts ; et quand il mit ses mains en creux pour contenir sa poitrine, il sentit Eurydice tout entière vivre là, pleine et ronde, tenue dans sa paume. Elle respirait vite, fermait les yeux, tout envahie d’elle-même. Le sexe de Victorien le gênait considérablement, embarrassant tous ses gestes ; et quand il ouvrit son pantalon il ressentit un grand soulagement. Ce membre nouveau, qui jamais ne sortait ainsi, effleura les cuisses nues d’Eurydice. Il était animé d’une vie propre, il flairait sa peau avec de petits halètements, remontait le long de sa cuisse à petits sauts. Il voulait se nicher en elle. Eurydice soupira très fort, et murmura :

« Victorien, je veux que ça s’arrête. Je ne veux pas perdre la tête.

— C’est bien, non ?

— Oui, mais c’est très grand. Je veux garder les pieds sur terre. Mais maintenant je ne sais même plus où est mon corps. Je voudrais le retrouver avant de m’envoler.

— Je sais où il est, le mien.

— Je vais le prendre tout près de moi. »

Avec une très grande gentillesse elle saisit son sexe, oui c’est bien le mot malgré l’apparence, le mot dans son sens le plus ancien, avec une grande noblesse elle lui caressa le sexe jusqu’à ce qu’il jouisse. Victorien sur le dos voyait les étoiles bouger, et brusquement elles s’éteignirent toutes ensemble, et ensuite se rallumèrent. Eurydice vint se nicher contre lui et l’embrassa dans le cou, derrière l’oreille, juste là où passent les carotides, et peu à peu ce tambour s’éteignit. Vers le nord le grondement restait comme un écho, dont il était impossible de discerner les détails ; un grondement continu ondulait sans jamais s’arrêter, et des lueurs rougeâtres à l’horizon apparaissaient à contre-rythme, et des éclats jaunes qui aussitôt disparaissaient.

Ce fut la première fois que quelqu’un s’occupait de son sexe. Cela le troubla tant qu’il ne pensa à plus rien d’autre. Quand Eurydice vint se blottir contre lui, il vit le temps s’ouvrir tout d’un coup : il sut que cette jeune fille serait à cette place là, toujours, même s’il arrivait qu’ils ne se voient plus jamais.