Il se demanda s’il avait tenu la promesse faite à Roseval. Il en eut l’idée aussitôt en revenant vers le camp tenant Eurydice par la main. Dans la nuit tiède il en rougit, ce qui ne fut remarqué par personne d’autre que lui. Mais la question, il se la posait. En tenant Eurydice par l’épaule, la serrant très fort, il en conclut que oui. Mais pas tout à fait. Mais il serait bien resté toujours ainsi. Il échappait à l’amertume du manque comme à la déception de l’accompli. Les tâches de la guerre lui permirent de rester dans ce merveilleux état qui sinon ne dure pas. Les blessés arrivaient chaque jour en grand nombre ; il fallait les ramasser par terre, toujours plus loin, et les ramener en camion ; on l’appelait à des tâches urgentes qui l’éloignaient d’Eurydice. À chacun de ses départs il lui glissait quelques mots, un dessin, des pensées aimantes ; et quand le départ était précipité, quand il fallait monter dans le camion en courant, il croquait d’un unique trait de pinceau sur du papier d’emballage un cœur, un arbre, la forme d’une hanche, des lèvres ouvertes, la courbe d’une épaule ; ceux-là, dessins elliptiques à peine tracés, à peine secs, qu’il lui donnait en courant, elle les chérissait plus que les autres.
L’arme blindée impressionne mais elle est un tombeau de fer. Le train blindé ? Il a la fragilité d’une bouteille en verre ; au choc, il casse. Deux hommes en espadrilles passant par un sentier, portant dans leurs sacs à dos des explosifs de la taille d’un savon, l’immobilisent sans même le regarder. En quelques minutes ils font sauter la voie. Et deux hommes, c’est pour que le travail soit plus agréable, pour qu’il puisse se faire en bavardant ; sinon un seul suffit.
Le train blindé du val de Saône n’alla pas plus loin que Chalon. La voie sabotée nuitamment le fit s’arrêter dans des hurlements de freins, un crissement insupportable de métal frotté, des jets horizontaux d’étincelles. Les rails pliés par l’explosion remontaient comme des défenses d’éléphant fossile, les traverses rompues s’éparpillaient en échardes sur le ballast creusé d’un cratère. Quatre avions américains, en deux passages, firent sauter la motrice et les wagons plats, celui de devant et celui de derrière où à l’abri de sacs de sable les canons multitubes tentaient de les suivre. Tout disparut dans une brusque boule de feu, les sacs déchirés, les canons tordus, les servants désarticulés brûlés déchiquetés et mêlés au sable en quelques secondes. Les occupants du train s’égaillaient sur la voie, coururent courbés, se penchaient pour éviter les éclats, se jetaient au sol pour éviter les traînées de balles qui martelaient le ballast. Les aviateurs en haut faisaient tourner le hachoir, passaient et repassaient le long de la voie, ensanglantaient les cailloux. Les survivants plongeaient dans les haies et tombaient aux mains des Français cachés là depuis la veille. Les premiers furent tués dans la confusion, et les autres couchés en ligne, à plat ventre, les mains croisées sur la nuque. Le train brûlait, des corps habillés de gris parsemaient le talus de la voie. Les avions agitèrent leurs ailes et repartirent. On ramena une colonne de prisonniers qui marchèrent sans se faire prier, plutôt détendus, la veste sur l’épaule, les mains dans les poches, heureux d’en avoir enfin fini, et vivants.
Le colonel alla voir Naegelin.
« Ce sont eux à Porquigny. Le massacre ; femmes, enfants, vieillards. Vingt-huit corps dans la rue, quarante-sept dans les maisons, abattus de sang-froid, certains avec les mains liées.
— Eh bien ?
— On les fusille.
— Vous n’y pensez pas.
— Alors on les juge. Et puis après, on les fusille.
— Et qui jugera ? Vous ? Ce sera une vengeance, un crime de plus. Nous ? Nous sommes des militaires, ce n’est pas notre métier. Les juges civils ? Il y a deux mois ils jugeaient les types de la Résistance pour le compte des Allemands. Je veux bien que la loi soit neutre, mais il ne faut pas pousser. Il n’y a personne en France pour juger en ce moment.
— Vous n’allez rien faire ?
— Je vais les envoyer aux Américains. En leur signalant une responsabilité dans un massacre de civils. Ils aviseront. C’est tout, “colonel”. »
Les guillemets bien prononcés chassèrent le colonel aussi sûrement qu’un petit geste de la main.
On mit les Allemands capturés dans un pré à vaches. On délimita avec des rouleaux de barbelés un carré d’herbe où on les laissa. Débarrassés de leurs armes, de leur casque, dispersés dans le pâturage, sans l’organisation que les faisait agir tous ensemble, les prisonniers avaient l’air de ce qu’ils étaient : des types fatigués, d’âges divers, dont le visage montrait chez tous les marques de plusieurs années de tension, de peur et de fréquentation de la mort. Maintenant allongés dans l’herbe en groupes irréguliers, la tête sur leur coude replié ou sur le ventre d’un autre, sans ceinture ni couvre-chef, la vareuse déboutonnée, ils laissaient aller le soleil sur leur visage bronzé, les yeux clos. D’autres groupes informes se tenaient debout devant les barbelés en rouleaux, ils fumaient, une main dans la poche, sans rien dire et ne bougeant presque pas, regardant au-delà d’un air distrait, là où était la sentinelle française qui les gardait, fusil à l’épaule et s’efforçant à une rigide sévérité. Mais les gardiens, après s’être tous essayés à des regards foudroyants, ne savaient plus où poser les yeux. Les Allemands vaguement amusés regardaient sans voir, ruminaient sans hâte à l’intérieur de leur enclos, et les gardiens finalement regardaient par terre, les pieds de ceux qu’ils gardaient, et cela leur paraissait absurde.
Les maquisards, que l’on habillait d’uniformes américains, venaient voir ces soldats déshabillés qui prenaient le soleil. Ceux-ci plissaient les yeux et attendaient. Un officier à l’écart frappait Salagnon par son élégance hautaine. Son uniforme ouvert lui allait comme un costume d’été. Il fumait avec indifférence en attendant la fin de la partie. Il avait perdu, tant pis. Salagnon éprouvait pour ce visage une attirance étrange. Il crut à une attirance et n’osait pas le regarder fixement ; il comprit enfin qu’il s’agissait d’une familiarité. Il se planta devant lui. L’autre les deux mains dans les poches continuait de fumer, le regardait sans le voir, plissait juste les yeux au soleil et à la fumée de la cigarette entre ses lèvres. Ils étaient sur le même pré, face à face, et les deux mètres qui les séparaient étaient infranchissables, occupés par un rouleau de fils hérissé de pointes, mais ils n’étaient pas plus distants que s’ils étaient assis à la même table.
« Vous avez contrôlé la boutique de mon père. À Lyon, en 43.
— J’ai contrôlé beaucoup de boutiques. J’ai été affecté à ce poste stupide : contrôler des boutiques. Pour juguler le marché noir. Cela m’a beaucoup ennuyé. Je ne me rappelle pas monsieur votre père.
— Alors vous ne me reconnaissez pas ?
— Vous, si. Au premier coup d’œil. Voilà une heure que vous tournez autour de nous en feignant de ne pas me voir. Vous avez changé, mais pas tant. Vous avez dû découvrir l’usage de vos organes. Je me trompe ?
— Pourquoi avez-vous épargné mon père ? Il trafiquait, vous le saviez.
— Tout le monde trafique. Personne ne suit les règles. Alors j’épargne, je condamne. Cela dépend. Nous n’allions pas tuer tout le monde. Si la guerre avait duré, peut-être l’aurions nous fait. Comme en Pologne. Mais maintenant, c’est fini.
— C’est vous, Porquigny ?
— Moi, mes hommes, les ordres d’en haut : nous nous y sommes tous mis, personne en particulier. La Résistance, comme vous dites, était soutenue ; alors nous terrorisions pour briser les soutiens.