— Vous avez tué n’importe qui.
— Si l’on ne tuait que les combattants, ce ne serait que la guerre. La terreur est un instrument très élaboré, cela consiste à créer autour de nous un affolement qui dégage la route. Alors nous avançons tranquillement et nos ennemis perdent leur soutien. Il faut créer cette atmosphère de terreur impersonnelle, c’est une technique militaire.
— Vous l’avez fait vous-même ?
— Personnellement je n’ai pas le goût du sang. La terreur n’est qu’une technique, il faut pour l’appliquer des psychopathes, et pour l’organiser un qui ne le soit pas. J’avais des Turkmènes avec moi, que j’ai trouvés en Russie ; des nomades pour qui la violence est un jeu, et qui égorgent en riant leurs bêtes avant de les manger. Eux ils ont sûrement le goût du sang, il suffit de leur permettre de l’appliquer un peu plus largement qu’à leurs troupeaux. Ils sont capables de découper un homme vivant à la scie, je l’ai vu. Ils étaient avec moi dans le train blindé, comme une arme secrète qui produit la terreur. Ce sont mes chiens. Je les lâche ou les retiens, je ne m’occupe que de la laisse. Mais qu’auriez-vous fait si vous aviez été à ma place ? À notre place ?
— Je n’y suis pas. J’ai justement choisi de ne pas y être.
— La roue tourne, jeune homme. J’étais chargé de maintenir l’ordre, et peut-être demain ce sera vous. Hier je vous ai épargné pour un peu de vague à l’âme, pour une faute de déclinaison que vous aviez faite, et aujourd’hui je suis votre prisonnier. Nous étions les maîtres, et maintenant je ne sais pas ce que vous ferez de moi.
— Vous allez être livrés aux Américains.
— La roue tourne. Profitez, profitez de votre victoire toute neuve, profitez de votre bel été. L’année 1940 a été la plus belle de ma vie. Après, c’était moins bien. La roue a tourné. »
Cela devait arriver. À force que l’on veuille le tuer en lançant dans sa direction des engins explosifs, on y parvint presque. On le blessa. Au fil des missions de ramassage des morts, ils essuyaient des tirs. Des Allemands erraient dans la campagne, des obus suivant la courbure du ciel tombaient vingt kilomètres trop loin, un avion seul descendait parfois des nuages pour mitrailler ce qu’il voyait et disparaissait ensuite. On pouvait mourir par hasard.
Avec Brioude, Salagnon échappa au tireur caché sur le château d’eau. Les Allemands étaient partis et il était resté là, peut-être oublié, sur la dalle de béton à trente mètres de hauteur. Autour de lui des morts jonchaient les prés, et des machines détruites, vestiges d’une bataille à laquelle il avait dû assister et que l’on croyait finie. Quand les maquisards du colonel vinrent ramasser les corps, allant deux par deux en portant une civière, il commença de tirer, atteignant Morellet à la cuisse. Ils se jetèrent derrière une haie et ripostèrent, mais l’autre était hors d’atteinte. Brioude et Salagnon furent isolés. Il leur fallait sortir de ce grand pré au pied du château d’eau, encombré de corps allongés et de véhicules fumants. Le tireur les visait, il prenait son temps, il essayait de les tuer avant qu’ils ne se cachent. Le peloton derrière la haie tirait des rafales qui écornaient le béton sans le toucher. Il était hors d’atteinte ainsi posé en l’air ; il se reculait, puis revenait loger une balle là où il pensait que se tenaient ses cibles. Brioude et Salagnon plongeaient dans l’herbe haute et la balle frappait le sol, ils se cachaient derrière les morts et le corps tressautait avec un choc mou, ils se jetaient derrière une Jeep incendiée et la balle tintait sur le métal, les manquant encore. Ils rampaient, ils se relevaient, ils sautaient, ils alternaient les allures d’une façon irrégulière en se faisant des signes le cœur battant, et le tireur les manquait toujours. Ils avançaient mètre par mètre pour traverser le pré, chaque fois quelques mètres de vie en plus, le temps que l’autre les ajuste, et il se trompait toujours. Ils rejoignirent enfin le chemin creux où tout le peloton était allongé à l’abri du tireur. Quand ils traversèrent la haie et roulèrent parmi les autres, une ovation étouffée les accueillit. Ils restèrent couchés sur le dos, hors d’haleine, transpirant horriblement ; et éclatèrent de rire, heureux d’avoir gagné, heureux d’être vivants.
Et puis le ciel se déchira comme un rideau de soie, et au bout de la déchirure un grand marteau cogna le sol. La terre retomba, des cailloux et des débris de bois grêlèrent autour d’eux, suivis de cris. Salagnon sentit un choc à travers sa cuisse et ensuite ce fut chaud et liquide. C’était abondant, amollissant, il se vidait ; cela devait fumer sur le sol. On vint le prendre, il ne voyait rien qu’un tournoiement qui l’empêchait de marcher, on le transporta couché. Une sorte de fumée humide l’empêchait de voir, mais ce pouvait être des larmes. Il entendait des hurlements proches. À celui qui le transportait il essaya de dire quelque chose. Il le tira par le col, l’attira à lui, et murmura à son oreille, très lentement : « Il ne va pas très bien, celui-là. » Puis il le lâcha et s’évanouit.
Quand il se réveilla Salomon Kaloyannis était près de lui. On l’avait installé dans une petite chambre, avec un miroir au mur et des bibelots sur une étagère. Il était allongé sur un lit de bois, adossé à de gros oreillers brodés d’initiales, et il ne pouvait plier sa jambe. Un bandage serré la recouvrait de la cheville à l’aine. Kaloyannis lui montra un morceau de métal effilé, tordu, de la taille d’un pouce ; les bords en étaient aussi fins que ceux d’un éclat de verre.
« Regarde, c’était ça. Dans les bombardements on ne voit que la lumière, on croit à un feu d’artifice ; mais le but est d’envoyer ça, des éclats de fer. On envoie des lames de rasoir au lance-pierre sur des gens tout nus. Si tu savais quelles déchirures horribles je dois recoudre. La guerre m’apprend beaucoup sur comment découper l’homme, et sur les techniques de couture. Mais tu es réveillé, tu as l’air d’aller, je te laisse. Eurydice viendra te visiter.
— Je suis à l’hôpital ?
— À l’hôpital de Mâcon. Nous sommes bien installés maintenant. Je t’ai trouvé cette chambre parce que tout est bondé. On couche les types dans les couloirs, même dans le parc, sous des tentes. Je t’ai mis dans la chambre du gardien pour t’avoir sous la main. Je ne voudrais pas que l’on t’évacue avant de t’avoir guéri. Je ne sais pas où est le gardien, alors profite de ta petite chambre pour te remettre. Je t’ai même trouvé un vrai cahier. Repose-toi. Je tiens vraiment à ce que tu t’en sortes. »
Il lui pinça la joue en la secouant vivement, déposa sur son lit un grand cahier relié de toile, et le laissa, stéthoscope ballottant autour de son cou, les mains dans les poches de sa blouse blanche.
Le soleil de l’après-midi passait par les fentes obliques des volets de bois, et traçait des rayons parallèles sur les murs et le lit. Il entendait le brouhaha continu de l’hôpital, les camions, les cris, tous ces gens dans les couloirs, l’agitation de la cour. Eurydice vint changer son pansement, elle apporta sur un plateau métallique des bandages, du désinfectant, du coton et des épingles de sûreté toutes neuves, toute une boîte écrite en anglais. Elle attachait ses cheveux très serré et boutonnait sa blouse jusqu’en haut, mais il suffisait à Victorien un battement de ses cils, un frémissement de ses lèvres pour la deviner tout entière, son corps nu et toutes ses courbes, sa peau vivante. Elle posa le matériel de soin et s’assit sur le lit, elle l’embrassa. Il l’attira à lui, sa jambe blessée qu’il ne pouvait plier l’embarrassait, mais il sentait en ses bras et sa langue assez de force pour l’absorber. Elle s’allongea contre lui et sa blouse remonta le long de ses cuisses. « Je voudrais perdre la tête », murmura-t-elle à son oreille. Sa cuisse se serra très fort contre la cuisse blessée, leur sueur se mêlait, dehors le vacarme continu se calmait car c’était l’heure chaude de l’après-midi. Le sexe de Victorien n’avait jamais été si gros. Il ne le sentait même plus, il ne savait plus où il commençait ni finissait, il était tout entier gonflé et sensible, il s’emboîtait tout entier dans le corps sensible d’Eurydice. Quand il la pénétra elle se raidit puis soupira ; de larmes coulèrent, elle ferma les yeux puis les ouvrit, elle saignait. Victorien la caressait de l’intérieur. Ils allaient tous les deux en équilibre, ils tâchaient de ne pas tomber, ils ne se perdaient pas des yeux. Le bonheur qui vint fut sans précédent. Le mouvement, cet effort, réouvrirent la blessure de Victorien. Il saignait. Leurs sangs se mêlaient. Ils restèrent longtemps allongés l’un contre l’autre, ils regardaient les traits parallèles de lumière avancer très lentement sur le mur, et passer sur le miroir qui brillait sans rien refléter.