« Je vais te refaire ton pansement. J’étais venue pour ça. »
Elle le pansa en serrant moins fort, elle nettoya aussi ses cuisses, elle l’embrassa sur les lèvres et sortit. Il sentait sur sa cuisse battre sa blessure, mais elle s’était refermée. La douleur légère le maintenait éveillé. Il dégageait autour de lui une odeur musquée qui n’était pas entièrement la sienne, ou alors qu’il n’avait jamais émise jusque-là. Il ouvrit le beau cahier à feuilles blanches que lui avait apporté Salomon. Il fit des taches légères, des traits souples. Il essayait de rendre par l’encre la douceur des draps, leurs plis infiniment contournés, leur odeur, les rayons de lumière parallèles qui se reflétaient dans le miroir au mur, la chaleur enveloppante, le vacarme et le soleil dehors, le vacarme dehors qui est la vie même, le soleil qui est sa matière, et lui dans cette chambre ombragée, centrale et secrète, cœur battant d’un grand corps heureux.
Il guérit, mais moins vite que ne se poursuivait la guerre. Les zouaves portés continuèrent vers le nord, laissant les blessés à l’arrière. Quand Salagnon put se lever, il intégra un autre régiment avec un grade, et ils continuèrent leur voyage jusqu’en Allemagne.
Pendant l’été 44 il faisait beau et chaud, on ne restait pas entre soi : tout le monde dehors ! On se promenait en short trop large, serré autour de la taille mince par une ceinture de cuir, la chemise ouverte jusqu’au ventre. On criait beaucoup. On se tenait en foule dans les rues pleines, on défilait, on acclamait, on suivait le triomphe qui passait sans se hâter. Des camions militaires roulaient au pas en écartant la foule, chargés de soldats assis qui affectaient la raideur. Ils portaient des uniformes propres, des casques américains, ils s’efforçaient de garder leurs yeux à l’horizontale et de tenir virilement leurs armes, mais ils arboraient tous un sourire tremblant qui leur mangeait le visage. Des voitures repeintes chargées de jeunes garçons vêtus en scouts suivaient en agitant des drapeaux et des armes hétéroclites. Des officiers en Jeep distribuaient des poignées de main à des centaines de gens qui voulaient les toucher, ils ouvraient la voie à des chars baptisés à la peinture blanche de noms français. Ensuite passaient les vaincus, d’autres soldats qui levaient les mains très haut, sans casque, sans ceinture, veillant à ne pas faire de gestes brusques et à ne croiser le regard de personne. Venaient en dernier quelques femmes, entourées de la foule qui se refermait et suivait le cortège, des femmes toutes pareilles, au visage baissé raviné de larmes, au visage si fermé qu’on ne pouvait les reconnaître. Elles fermaient le triomphe, et derrière elles, alignées sur les trottoirs, des grappes hilares se rejoignaient au milieu de la rue pour suivre le cortège ; tous marchaient ensemble, tous participaient, la foule passait entre deux rangs de foule, la foule triomphait et acclamait sa gloire, foule heureuse précédée de femmes conspuées qui marchaient en silence. Avec les soldats vaincus, elles seules faisaient silence, mais elles on les bousculait, et d’elles on riait. Les hommes armés autour d’elles tenaient leurs armes à la rigolade, et ils laissaient faire, goguenards. Un brassard leur servait d’uniforme, ils portaient le béret penché et gardaient le col ouvert, un officier à képi les dirigeait vers la place où l’on s’arrêterait un moment pour effacer la honte. On repartirait ensuite sur d’autres bases, plus saines, plus austères, plus fortes. La foule carnavalesque respirait à longs traits l’air de l’été 44, tous respiraient l’air libre de la rue où tout se passe. Plus jamais la France ne serait la pute de l’Allemagne, sa danseuse vêtue de dessous coquins, qui vacille sur la table en se déshabillant quand elle est ivre de champagne ; la France était maintenant virile, athlétique, la France était renouvelée.
Pendant cet après-midi, dans des rues à l’écart du triomphe, dans des maisons aux portes ouvertes, dans des pièces vides — tout le monde dehors, voilages voletant devant les fenêtres, courants d’air chauds d’une chambre à l’autre —, des coups de feu isolés claquaient sans écho ; règlements de comptes, transferts de fonds, captations et transports ; des messieurs discrets partaient dans les rues latérales en portant des valises qu’il fallait mettre en lieu sûr.
Ce fut une belle fête française. Il faut, lorsqu’on cuit les viandes au pot, qu’arrive un moment d’ébullition où se constitue l’âme du bouillon ; il faut une vive agitation où tout se mélange, où les chairs se fondent, où se défont leurs fibres : là se constituent les arômes. L’été 44 fut le moment de feu vif sous la cocotte, le moment de création de ce goût qu’aura ensuite le plat qui mijotera des heures durant. Bien sûr très vite la paix réinstalla ses tamis, et les jours qui se succédèrent les secouaient patiemment ; les petites gens glissèrent entre les mailles et se retrouvèrent plus bas que les autres, au même endroit qu’avant. Tous furent rangés en fonction de leur diamètre. Mais quelque chose avait eu lieu, qui donna le goût d’ensemble. Il faut en France des émotions populaires, des fêtes régulièrement : tout le monde dehors ! et tous ensemble on va dehors, et il se crée un goût de vivre ensemble que l’on a pour longtemps. Car sinon les rues sont vides, on ne se mêle pas, on se demande bien avec qui on vit.
À Lyon, les feuilles des marronniers commençaient de se racornir, la boutique était à la même place, bien sûr, et intacte. Un grand drapeau français flottait sur la porte. On avait cousu trois pièces de tissu et ce n’étaient pas les bonnes nuances, sauf le blanc car c’était un drap ; mais le bleu était trop clair, et le rouge terni, on avait utilisé des tissus trop usés et trop lavés, mais au soleil, quand le grand soleil de l’été 44 passait au travers, les couleurs brillaient avec toute l’intensité qu’il fallait.
Son père sembla heureux de le revoir. Il le laissa embrasser sa mère, longuement et en silence, puis lui donna à son tour l’accolade. Il l’entraîna ensuite avec lui, ouvrit une bouteille poussiéreuse.
« Je l’avais gardée pour ton retour. Bourgogne ! c’est bien là où tu étais ?
— Je t’ai un peu désobéi.
— De toi-même tu prenais le bon chemin. Donc je n’ai rien dit ; et maintenant, tout est clair. Vois donc, dit-il en montrant le drapeau dont on voyait le bleu mal choisi s’agiter par la porte ouverte.
— Tu étais sur ce chemin-là ?
— Les chemins bifurquent, ne vont pas là où l’on croit… et maintenant nos chemins se rejoignent. Regarde. »
Il ouvrit un tiroir, fouilla sous des liasses de papiers, et posa sur la table un ceinturon d’arme portant un revolver, et un brassard FFI.
« Tu n’as pas été inquiété ?