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— Par qui ? Par les Allemands ?

— Non… les autres… pour ce que tu faisais avant…

— Ah… j’ai tous les documents secrets nécessaires qui montrent que je ravitaillais les bonnes personnes. Et ce, depuis assez longtemps pour que mon appartenance au bon côté ne puisse être mise en doute.

— Tu faisais ça ?

— J’en ai toutes les preuves.

— Tu les as eues comment, ces preuves ?

— Tu n’es pas le seul à savoir faire des preuves. C’est même un talent très répandu. »

Et il lui fit un clin d’œil. Le même, qui lui fit le même effet.

« Et le type de la préfecture ?

— Oh… dénoncé par je ne sais qui, et il a disparu en prison. Comme d’autres qui fréquentaient trop les Allemands. »

Il sortit le revolver de sa gaine de cuir usé, l’examina avec une grande douceur.

« Tu sais, il a servi. »

Victorien le regarda, incrédule.

« Tu ne me crois pas ?

— Si. J’imagine qu’il a dû servir. Mais je ne sais pas comment.

— Les revolvers bien maniés sont bien plus utiles que toutes vos pétarades militaires. Tu as des projets ? »

Victorien se leva et partit sans se retourner. En sortant il s’empêtra dans le drapeau qui flottait au-dessus de la porte. Il tira, les coutures trop lâches craquèrent, et c’est un drapeau trifide, une langue pour chaque couleur, qui s’agita derrière lui pour saluer son départ.

Victorien traversa l’été en uniforme de la France Libre, on l’embrassa, on lui serra les mains, on le fit boire, on lui proposa des contacts intimes que parfois il refusa et parfois accepta. On lui fit intégrer une école de cadres, à l’issue de laquelle il serait affecté comme lieutenant dans la nouvelle armée française.

À l’automne il fut en Alsace. Dans une forêt de sapins il garda une forteresse de troncs colmatés de terre. Les sapins poussaient droit malgré la pente, par une torsion vigoureuse à la base de leur tronc. Les nuits s’épaississaient vers quatre heures, et le jour ne revenait jamais vraiment. Il faisait toujours plus froid. Les Allemands ne fuyaient plus, ils s’étaient enterrés de l’autre côté de la bosse, sur l’autre pente, et il fallait guetter vers le haut. Ils patrouillaient enveloppés de capes couleur de feuillage, accompagnés de chiens qui savaient se taire et montrer du museau ce qu’ils sentaient. Ils lançaient des grenades, faisaient sauter des casemates, capturaient de jeunes Français qui s’étaient engagés quelques semaines auparavant, eux qui ne savaient même plus ce que c’était, depuis tant d’années, que de dormir sans une arme chargée contre soi.

Quand il plut l’eau coula en torrent sous le sol tapissé d’aiguilles, le fond des casemates fut englué de boue, le colmatage de terre entre les troncs commença de se dissoudre. L’enthousiasme des jeunes Français se brisait devant des Allemands guère plus âgés mais forgés par cinq années de survie. Des assauts massifs furent ordonnés, décidés par des officiers qui concouraient entre eux, qui avaient beaucoup à prouver ou à faire oublier. Ils lancèrent leurs troupes légères sur les Allemands cachés dans des trous et elles se brisèrent. Beaucoup moururent dans le froid, vautrés par terre, sans que les Allemands ne reculent. Les grades reprirent leur importance. Il fallait être patients, méthodiques, coordonnés. On utilisa au mieux le matériel, les hommes devinrent calmes et prudents. La guerre n’amusait plus personne.

Les zouaves portés repartirent pour l’Afrique. Victorien alla jusqu’au cœur de l’Allemagne, lieutenant d’un groupe de jeunes gens qui logeaient dans des fermes abandonnées, se battaient brutalement et brièvement contre des débris de la Wehrmacht qui ne savaient plus où aller. Ils capturaient tous ceux qui voulaient se rendre et libéraient des prisonniers dont l’état de maigreur et d’abattement les effraya. Mais leurs os visibles les effrayaient moins que leur regard de verre ; comme le verre, le regard de ces prisonniers n’avait que deux états : cristallin et vide, ou brisé.

Le printemps 45 passa comme un soupir de soulagement. Salagnon était en Allemagne dévastée, une arme à la main, commandant un groupe des jeunes gens musclés qui n’hésitaient jamais dans leurs actes. Tout ce qu’il disait était aussitôt suivi d’effets. On fuyait devant eux, on capitulait, on leur parlait avec crainte en ânonnant ce que l’on savait de français. Puis la guerre se termina et il dut rentrer en France.

Il resta quelques mois militaire, puis revint à la vie civile. « Revenir » est le mot que l’on emploie, mais pour ceux qui n’ont jamais vécu civilement le retour peut apparaître comme un dénudement, un dépôt sur le bord du chemin, le renvoi vers une origine qu’on leur prête mais qui pour eux n’existe pas. Que pouvait-il faire ? Que pouvait-il faire de bien civil ?

Il s’inscrivit à l’Université, suivit des cours, tenta d’exercer sa pensée. Des jeunes gens toujours assis, baissant la tête dans un amphithéâtre, prenaient en note ce qu’un homme âgé lisait devant eux. Les locaux étaient glacés, la voix du vieil homme s’égarait dans les aigus, il s’interrompait pour tousser ; il laissa un jour tomber ses notes qui s’éparpillèrent sur le sol, et cela dura de longues minutes pour qu’il les ramasse et les remette en ordre, en marmonnant ; les étudiants en silence, leur stylo levé, attendaient qu’il reprenne. Il acheta les livres qu’on lui demandait de lire, mais il ne lut que l’Iliade, plusieurs fois. Il lisait allongé sur son lit, en pantalon de toile, torse nu et pieds nus lorsqu’il faisait chaud, et enroulé dans son manteau, sous une couverture, à mesure que l’hiver venait. Il lut encore et encore la description de l’atroce mêlée, où le bronze désarticule les membres, perce les gorges, traverse les crânes, entre dans l’œil et ressort par la nuque, entraînant les combattants dans le noir trépas. Il lut bouche bée, en tremblant, la fureur d’Achille quand il venge la mort de Patrocle. En dehors de toute règle, il égorge les Troyens prisonniers, maltraite les cadavres, rabroue les dieux sans jamais perdre sa qualité de héros. Il se conduit de la façon la plus ignoble, vis-à-vis des hommes, vis-à-vis des dieux, vis-à-vis des lois de l’univers, et il reste un héros. Il apprit par l’Iliade, par un livre que l’on se lit depuis l’âge du bronze, que le héros peut n’être pas bon. Achille rayonne de vitalité, il donne la mort comme l’arbre le fruit, et il excelle en exploits, bravoure et prouesses : il n’est pas bon ; il meurt, mais il n’a pas à être bon. Qu’a-t-il fait ensuite ? Rien. Que pouvait-on encore faire, après ? Il referma le livre, ne retourna pas à l’Université, et chercha du travail. Il en trouva, plusieurs, les quitta tous, cela l’ennuyait. En octobre de l’année de ses vingt ans il rassembla tout l’argent qu’il put et partit pour Alger.

Il plut toute la traversée, des nuages fuligineux se décomposaient sur l’eau brune, un vent constant rendait pénible d’être sur le pont. Les courtes vagues de la mer d’automne frappaient les flancs du navire avec des claquements brefs, des résonances sourdes qui faisaient peur, qui se répandaient dans toute la structure du bateau et jusque dans les os des passagers qui n’arrivaient pas à dormir, comme des coups de pied donnés à un homme à terre. Quand elle ne sourit pas de toutes ses dents, quand elle ne rit pas de son rire de gorge, la Méditerranée est d’une méchanceté affreuse.

Le matin ils s’approchèrent d’une côte grise où l’on ne voyait rien. Alger, ce n’est pas ce qu’on dit, pensa-t-il accoudé au bastingage. Il devinait juste la forme d’une ville terne accrochée à la pente, une ville de petite taille sur une pente médiocre, sans arbres, qui doit être de terre pelée quand il fait chaud, et en ce moment, boueuse. Salagnon aborda Alger en octobre, et le bateau de Marseille dut traverser des rideaux de pluie pour l’atteindre.