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Heureusement la pluie cessa quand le bateau fut à quai, le ciel s’ouvrit en grand quand il franchit la passerelle, et quand il emprunta l’escalier qui permettait de remonter du port — car à Alger le port est en bas — il redevint bleu. Les façades blanches à arcades séchaient vite, une foule agitée remplit à nouveau les rues, des gamins tournaient autour de lui en lui proposant des services qu’il n’écoutait pas. Un vieil Arabe coiffé d’une casquette usée, peut-être officielle, voulut porter son bagage. Il refusa poliment, serra mieux la poignée de sa valise, et demanda son chemin. L’autre grommela quelque chose qui ne devait pas être aimable et lui désigna vaguement une partie de la ville.

Il suivit les rues en pente, dans les caniveaux une eau brune coulait vers la mer ; une bourbe rougeâtre descendait des quartiers arabes, traversait la ville européenne, simplement la traversait, et disparaissait dans la mer. Il remarqua que des débris coulaient dans ce flot, et certains étaient des flocons de sang coagulé, d’un pourpre presque noir. Les nuages avaient disparu, les murs blancs reflétaient la lumière, ils brillaient. Il se dirigeait en lisant les plaques de tôle bleue à l’angle des rues, des plaques françaises rédigées en français, ce qu’il ne remarqua pas tant cela était naturel : les mots qu’il pouvait lire étaient soulignés des ondulations aiguës de l’arabe qu’il ne savait pas lire, et cela n’était qu’un simple ornement. Il alla sans détour, il trouva la maison dont il avait si souvent écrit l’adresse, et Salomon l’accueillit avec joie.

« Viens, Victorien, viens ! ça me fait plaisir de te voir ! »

Salomon le tira par le bras, l’entraîna dans une petite cuisine un peu sale où de la vaisselle traînait dans l’évier. Il sortit une bouteille et des verres qu’il posa sur la toile cirée. D’un torchon douteux il en essuya vite fait les miettes et les plus grosses taches.

« Assois-toi, Victorien ! Je suis tellement content que tu sois là ! Goûte, c’est de l’anisette, c’est ce qu’on boit ici. »

Il remplit les verres, fit s’asseoir et s’assit, et regarda son hôte droit dans les yeux ; mais ses yeux bordés de rouge ne regardaient pas droit.

« Reste, Victorien, reste tant que tu veux. Tu es chez toi ici. Chez toi. »

Mais après les embrassades il se répétait, chaque fois un peu moins fort et enfin il se tut. Salomon avait vieilli, il ne riait pas, il parlait juste fort, il servait l’anisette avec des gestes mal assurés. Quelques gouttes tombaient à côté du verre, parce que ses mains tremblaient. Elles tremblaient tout le temps, ses mains, mais on pouvait ne pas s’en rendre compte car quand il ne tenait rien il les cachait, il les mettait sous la table ou dans ses poches. Ils échangèrent des nouvelles, se racontèrent un peu.

« Et Ahmed ?

— Ahmed ? Parti. »

Salomon soupira, but son verre et se resservit. Il ne riait plus du tout, les rides de rire qui marquaient son visage semblaient désaffectées, et d’autres, nouvelles, qui le vieillissaient, étaient apparues.

« Tu sais ce qui s’est passé ici l’année dernière ? D’un seul coup tout a basculé, ce que l’on croyait solide n’était plus que du carton, pffft, envolé, découpé, en charpie. Et pour cela il n’a fallu qu’un drapeau, et un coup de feu. Un coup de feu à l’heure de l’apéro, comme dans une tragédie pataouète.

« Les Arabes, ils voulaient manifester pour le jour de la victoire, quand les Allemands là-bas au nord ont décidé d’arrêter les frais. Les Arabes, ils voulaient dire tout ensemble qu’ils étaient contents que nous ayons gagné, nous, mais personne ici n’est d’accord sur ce que “nous” veut dire. Ils voulaient fêter la victoire et dire leur joie d’avoir gagné, et dire aussi que maintenant que nous avions gagné rien ne pourrait être plus pareil. Alors ils voulaient défiler, en bon ordre, et ils avaient sorti des drapeaux algériens, mais le drapeau algérien, il est interdit. Moi je trouve qu’il est surtout absurde, le drapeau algérien, je ne vois pas le drapeau de quoi c’est. Mais ils l’avaient sorti, et les scouts musulmans le portaient. Un type est sorti du café, un flic, et quand il a vu ça, la foule d’Arabes en rang avec ce drapeau, il a cru à un cauchemar, il a pris peur. Il avait une arme sur lui dans le café, il l’a sortie, il a tiré, et le petit scout musulman qui portait le drapeau algérien est tombé. Ce con de flic qui allait boire l’apéritif avec son arme, il a déclenché l’émeute. On aurait pu calmer les choses, ce n’est pas la première fois qu’un Arabe se fait tuer pour rien, par une réaction un peu vive ; mais là, ils étaient tous en rang, avec le drapeau algérien interdit, et c’était le 8 mai, le jour de la victoire, de notre victoire, mais personne n’est d’accord sur ce que “nous” désigne.

« Alors l’émeute s’est abattue sur tout ce qui passait, on s’est tué sur la foi du visage, on s’est étripé sur la mine que l’on avait. Des dizaines d’Européens ont été éventrés brusquement, avec des outils divers. J’ai recousu certaines de leurs blessures, elles étaient horribles et sales. Les blessés, ceux qui avaient échappé à la mise en pièces, souffraient le martyre parce que cela s’infectait ; mais surtout ils souffraient d’une terreur intense, d’une terreur bien pire que tout ce que j’ai vu à la guerre, quand ces Allemands méthodiques nous tiraient dessus. Ils vivaient un cauchemar, ces blessés, parce que les gens avec qui ils vivaient, les gens qu’ils croisaient sans les voir, qu’ils frôlaient chaque jour dans les rues, se sont retournés contre eux avec des outils tranchants et les ont frappés. Pire que de la blessure, ils souffraient d’incompréhension ; et pourtant elles étaient profondes leurs blessures horribles, parce qu’elles avaient été faites par des outils, des outils de jardinage et de boucherie qui avaient creusé les organes ; mais l’incompréhension était encore plus profonde, au cœur même des gens, là même où ils existaient. À cause de l’incompréhension, ils mouraient de terreur : celui avec qui on vit, eh bien il se retourne contre vous. Comme si ton chien fidèle se retournait sans prévenir et te morde. Tu y crois, toi ? Ton chien fidèle, tu le nourris, et il se jette sur toi, et il te mord.

— Les Arabes sont vos chiens ?

— Pourquoi tu me dis cela, Victorien ?

— C’est ce que vous dites.

— Mais je ne dis rien. J’ai fait une comparaison pour que tu comprennes la surprise et l’horreur de la confiance trahie. Et en quoi a-t-on plus confiance sinon en son chien ? Il possède dans sa bouche de quoi vous tuer, et il ne le fait pas. Alors quand il le fait, quand il vous mord avec ça qu’il avait toujours eu à disposition, et avec quoi il s’abstenait de vous mordre, la confiance est brusquement détruite, comme dans un cauchemar où tout se retourne, et contre vous, où tout recommence d’obéir à sa nature après qu’elle a été si longtemps apprivoisée. C’est à rien y comprendre ; ou alors on le savait sans oser se le dire. Dans le cas des chiens on évoque la rage, un microbe qui rend fou, que l’on attrape par morsure et qui fait mordre, et cela explique tout. Pour les Arabes on ne sait pas.

— Vous parlez de gens comme de chiens.

— Fous-moi la paix avec les écarts de langage. Tu n’es pas d’ici, Victorien, tu ne sais rien. Ce que nous avons vécu ici est si terrifiant que nous n’allons pas nous interdire des façons de parler pour épargner la délicatesse des Françaouis. Il faut voir les choses en face, Victorien. Il faut parler vrai. Et le vrai quand on le parle, il fait mal.

— Faut-il encore qu’il soit vrai.

— Je voulais parler de confiance alors j’ai parlé de chiens. Pour expliquer la fureur qui prend parfois les chiens, on dit qu’ils ont la rage ; ça explique tout et on les abat. Pour les Arabes, je ne sais pas. Je n’ai jamais cru à ces histoires de race, mais maintenant je ne vois pas comment dire autrement, si ce n’est que c’est dans le sang. La violence est dans le sang. La traîtrise est dans le sang. Tu vois une autre explication, toi ? »