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Il se tut un moment. Il se versa un verre, en renversa un peu à côté, oublia de servir Salagnon.

« Ahmed, il a disparu. Au début, il m’aidait. On m’envoyait des blessés pour que je les soigne, et lui toujours il était avec moi. Mais quand les blessés le voyaient se pencher sur eux, avec son nez d’aigle, avec ses moustaches, avec son teint qui ne trompe pas, eh bien ils gémissaient d’une toute petite voix et ils voulaient que je reste. Ils me suppliaient de ne pas m’éloigner, de ne pas les laisser seuls avec lui, et la nuit ils voulaient que ce soit moi qui les veille, surtout pas lui.

« Maintenant je me souviens d’avoir oublié de demander à Ahmed ce qu’il en avait pensé, mais moi cela m’avait fait rire. J’avais tapé sur l’épaule d’Ahmed en lui disant : “Allez, laisse-moi faire, ils vont pas bien, ils ont l’angoisse de la moustache”, comme si c’était une blague. Mais ce n’en était pas une, les types à moitié ouverts par des outils de jardinage ne font pas de blagues.

« Et puis une nuit très tard, alors que nous nettoyions et stérilisions des instruments utilisés pendant le jour — car nous devions tout faire tant il y avait de travail et de troubles, mais cela ne nous changeait pas de nos années de guerre passées ensemble —, pendant donc que nous étions tous les deux devant l’étuve à nettoyer les outils, il me dit que j’étais son ami. D’abord cela m’a fait plaisir. J’ai cru que la fatigue le rendait bavard, et la nuit, et les épreuves vécues ensemble. J’ai cru qu’il voulait parler de tout ce que nous avions vécu, depuis des années, jusqu’à ce moment-là. J’acquiesçai et j’allai lui répondre que lui aussi, mais il a continué. Il m’a dit que bientôt les Arabes tueraient tous les Français. Et ce jour-là, comme j’étais son ami, il me tuerait lui-même, rapidement, pour que je ne souffre pas.

« Il parlait sans élever la voix, sans me regarder, tout à son travail, un tablier taché de sang autour des reins et les mains pleines de mousse dans cette nuit où nous étions les seuls éveillés, avec quelques blessés qui n’arrivaient pas à dormir, les seuls debout, les seuls valides, les seuls raisonnables. Il m’assurait qu’il ne laisserait pas faire ça par n’importe qui n’importe comment, et il me le disait en ôtant des traces de sang de lames très affûtées, il me le disait devant un étalage de scalpels, de pinces et d’aiguilles qui ferait peur à un boucher. J’ai eu la présence d’esprit de rire et de le remercier, et lui aussi m’a souri. Quand tout fut rangé nous sommes allés nous coucher, j’ai retrouvé la clé de ma chambre, une petite clé de rien du tout qui fermait une serrure de rien du tout mais je n’avais que ça, mais de toute façon ce ne pouvait être qu’un cauchemar, et j’ai fermé ma chambre. Il suffit de gestes rituels pour conjurer les cauchemars. Le lendemain je m’étonnai moi-même d’avoir fermé la porte avec un si petit verrou. Ahmed était parti. Des types du voisinage armés de fusils et de pistolets, des types en chemisette que je connaissais tous sont venus chez moi et m’ont demandé où il était. Mais je n’en savais rien. Ils voulaient l’emmener et lui faire son affaire. Mais il était parti. Cela m’a soulagé qu’il soit parti. Les types armés m’ont dit que des bandits couraient dans les montagnes. Ahmed, disaient-ils, les avait peut-être rejoints. Mais il y a eu tant de ratissages, de liquidations, d’enterrements à la va-vite, en masse, qu’il a peut-être disparu ; vraiment disparu, sans trace. On ne sait pas combien sont morts. On ne les compte pas. Tous les blessés que je soignais étaient européens. Car pendant ces semaines-là, des blessés il n’y en eut pas d’Arabes. Les Arabes on les tuait.

« Tu sais ce que c’est un ratissage ? On passe le râteau dans la campagne, et on débusque les hors-la-loi. Pendant des semaines on a traqué les coupables des horreurs du 8 mai. Il fallait qu’aucun n’en réchappe. Tout le monde s’y est mis : la police bien sûr, mais elle n’y suffisait pas, alors l’armée, mais elle n’y suffisait pas non plus, alors les gens de la campagne, qui ont l’habitude, et aussi les gens des villes, qui l’ont prise, et même la marine, qui de loin bombardait les villages de la côte, et l’aviation, qui bombardait les villages inaccessibles. Tous ont pris des armes, et tous les Arabes que l’on soupçonnait d’avoir trempé de près ou de loin dans ces horreurs ont été rattrapés, et liquidés.

— Tous, ça fait combien ?

— Mille, dix mille, cent mille, qu’en sais-je ? S’il avait fallu, un million ; tous. La traîtrise est dans le sang. Il n’y a pas d’autre explication car sinon, pourquoi ils se seraient jetés sur nous alors que nous vivions ensemble ? Tous, s’il avait fallu. Tous. Nous avons la paix pour dix ans.

— Comment on les reconnaissait ?

— Qui, les Arabes ? Tu rigoles, Victorien ?

— Les coupables.

— Les coupables étaient des Arabes. Et ce n’était pas le moment d’en laisser échapper. Tant pis si ça bave un peu. Il fallait éradiquer au plus vite, cautériser, et qu’on n’en parle plus. Les Arabes ont tous plus ou moins quelque chose à se reprocher. Il suffit de voir la façon dont ils marchent ou dont ils nous regardent. De près ou de loin, tous complices. Ce sont d’immenses familles, tu sais. Comme des tribus. Ils se connaissent tous, ils se soutiennent. Alors tous ils sont plus ou moins coupables. Il n’est pas difficile de les reconnaître.

— Vous ne parliez pas comme ça en 44. Vous parliez de l’égalité.

— M’en fous de l’égalité. J’étais jeune, j’étais en France, je gagnais la guerre. Maintenant je suis chez moi, j’ai la trouille. Tu y crois à ça ? Chez moi, et la trouille. »

Ses mains tremblaient, ses yeux étaient bordés de rouge, ses épaules ployaient comme s’il allait se replier et se coucher en boule. Il se reversa un verre et le regarda silence.

« Victorien, va voir Eurydice. Je suis fatigué maintenant. Elle est sur la plage avec des amis. Elle sera contente de voir.

— La plage en octobre ?

— Qu’est-ce que tu crois, Françaoui ? Que la plage on la démonte à la fin août, quand les gens de chez vous ils rentrent de vacances ? Elle toujours là, la plage. Allez, va, Eurydice sera contente de te voir. »

Sur la plage à Alger il n’est pas nécessaire de se baigner. La côte plonge vite dans la mer, la bande de sable est étroite, des vagues courtes giflent les roches qui dépassent de l’eau avec une brusque impatience. Le sable sèche vite sous un soleil vif, le ciel est d’un bleu doux sans aucun accroc, une ligne de nuages bien nets flotte au-dessus de l’horizon, tout au nord, au-dessus de l’Espagne, ou de la France.

Les jeunes gens en chemise ouverte sur un maillot de bain viennent s’asseoir devant la mer, sur la plage entourée de rochers. Ils emportent une serviette, un sac de plage, ils s’asseoient sur le sable ou bien aux buvettes hâtivement construites : auvent de béton, comptoir et quelques sièges, c’est tout. Ici on vit dehors, on s’habille à peine, on grignote de petites choses un peu piquantes en sirotant un verre, et on parle, on parle interminablement assis ensemble sur le sable.

Eurydice sur une serviette blanche occupait le centre d’un groupe de jeunes gens souples et bronzés, volubiles et drôles. En voyant Victorien elle se leva et s’approcha d’une démarche hésitante, car le sable n’est pas très stable ; elle courut tant bien que mal jusqu’à lui et l’embrassa, ses deux bras dorés autour de son cou. Ensuite elle le ramena et le présenta aux autres qui le saluèrent avec un enthousiasme surprenant. Ils le criblaient de questions, le prenaient à témoin de leurs blagues, lui touchaient le bras ou l’épaule pour s’adresser à lui comme s’ils le connaissaient depuis toujours. Ils riaient très fort, ils parlaient vite, ils s’énervaient pour un rien et riaient encore. Salagnon fut distancé. Il décevait vite, il manquait de vivacité ; il n’était pas de taille.