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« Les villages sont comme des îles. Des îles presque au sec sur un petit talus, des villes fermées d’un rideau d’arbres ; du dehors on ne voit rien. Dans le village la terre est ferme, on ne s’enfonce plus. Nous sommes presque au sec, devant des maisons. Nous voyons parfois des gens, et ils ne nous disent rien. Et ceci presque toujours déclenche notre fureur. Pas leur silence, mais d’être au sec. De voir enfin quelque chose. De pouvoir sentir enfin un peu de terre et qu’elle reste dans la main. Comme si dans le village nous pouvions agir, et l’action est une réaction à la dissolution, à l’engluement, à l’impuissance. Nous agissons sévèrement dès que nous pouvons agir. Nous avons détruit des villages. Nous avons la puissance pour le faire : elle est la marque même de notre puissance.

« Heureusement que nous avons des machines. Des radios qui nous relient les uns aux autres ; des avions qui bourdonnent au-dessus de nous, des avions fragiles et seuls mais qui voient d’en haut bien mieux que nous, collés au sol que nous sommes ; et des chars amphibies qui roulent sur l’eau, dans la boue, aussi bien que sur la route, et qui nous portent parfois, serrés sur leur blindage brûlant. Les machines nous sauvent. Sans elles nous serions engloutis dans cette boue, et dévorés par les racines de leur riz.

« L’Indochine c’est la planète Mars, ou Neptune, qui ne ressemble à rien que nous connaissions et où il est si facile de mourir. Mais parfois elle nous accorde l’éblouissement. On prend pied sur un village et pour une fois on ne mitraille rien. Au milieu s’élève une pagode, le seul bâtiment en dur. Souvent les pagodes servent de bunker dans les batailles contre le Viêt-minh ; pour nous, ou pour eux. Mais parfois on entre en paix dans l’ombre presque fraîche, et dedans, quand les yeux s’habituent, on ne voit que rouge sombre, bois profond, dorures, et des dizaines de petites flammes. Un bouddha doré brille dans l’ombre, la lueur tremblante des bougies coule autour de lui comme une eau claire, lui donne une peau lumineuse qui frissonne. Les yeux clos il lève la main, et ce geste fait un bien fou. On respire. Des moines accroupis sont entortillés dans de grands draps orange. Ils marmonnent, ils tapent sur des gongs, ils font brûler de l’encens. On voudrait se raser le crâne, s’entortiller dans un linge et rester là. Quand on retourne au soleil, quand on s’enfonce à nouveau dans la boue du delta, au premier pas qui s’enfonce on en pleurerait.

« Les types là-bas ne nous disent rien. Ils sont plus petits que nous, ils sont souvent accroupis, et leur politesse déconseille de regarder en face. Alors nos regards ne se croisent pas. Quand ils parlent c’est avec une langue qui crie que nous ne comprenons pas. J’ai l’impression de croiser des Martiens ; et de combattre certains d’entre eux que je ne distingue pas des autres. Mais parfois ils nous parlent : des paysans dans un village, ou des citadins qui sont allés tout autant à l’école que nous, ou des soldats engagés avec nous. Quand ils nous parlent en français cela nous soulage de tout ce que nous vivons et commettons chaque jour ; en quelques mots nous pouvons croire oublier les horreurs et qu’elles ne reviendront plus. Nous regardons leurs femmes qui sont belles comme des voilages, comme des palmes, comme quelque chose de souple qui flotte au vent. Nous rêvons qu’il soit possible de vivre là. Certains d’entre nous le font. Ils s’établissent dans la montagne, où l’air est plus frais, où la guerre est moins présente, et dans la lumière du matin ces montagnes flottent sur une mer de brume lumineuse. Nous pouvons rêver de l’éternité.

« En Indochine nous vivons la plus grande horreur et la plus grande beauté ; le froid le plus pénible dans la montagne et la chaleur deux mille mètres plus bas ; nous souffrons de la plus grande sécheresse sur les calcaires en pointe et la plus grande humidité dans les marécages du delta ; la peur la plus constante dans les attaques nuit et jour et une immense sérénité devant certaines beautés que nous ne savions pas exister sur Terre ; nous oscillons entre le recroquevillement et l’exaltation. C’est une très violente épreuve, nous sommes soumis à des extrêmes contradictoires, et j’ai peur que nous nous fendions comme le bois quand on le soumet à ces épreuves-là. Je ne sais pas dans quel état nous serons ensuite ; enfin ceux qui ne mourront pas, car l’on meurt vite. »

Il regardait le plafond, mains croisées derrière la nuque.

« C’est fou ce que l’on meurt vite, là-bas, murmura-t-il. Les types qui arrivent, et il en arrive toujours par bateau de France, j’ai à peine le temps de les connaître ; ils meurent, et moi je reste. C’est fou ce que l’on meurt, là-bas ; on nous tue comme des thons.

— Et eux ?

— Qui ? Les Viets ? Ce sont des Martiens. Nous les tuons aussi, mais comment ils meurent nous ne le savons pas. Toujours cachés, toujours partis, jamais là. Et quand bien même nous les verrions, nous ne les reconnaîtrions pas. Trop semblables, habillés pareil, nous ne savons pas ce que l’on tue. Mais quand nous sommes dans une embuscade, eux dans les herbes à éléphant, dans les arbres, ils nous tuent avec méthode, ils nous abattent comme des thons. Je n’ai jamais vu autant de sang. Il y en a plein les feuillages, plein les pierres, plein les arroyos verts, la boue devient rouge.

« Tiens, c’est comme dans le passage de l’Odyssée. C’est ce passage qui m’a fait penser aux thons.

Là, je pillai la ville et tuai les guerriers.

Alors j’aurais voulu que nous songions à fuir du pied le plus rapide ; mais ces fous refusèrent.

À grands cris, nos Kikones couraient appeler leurs voisins. Ceux de l’intérieur, plus nombreux et plus braves, envoient leurs gens montés qui combattaient en selle ou, s’il fallait, à pied. Plus denses qu’au printemps les feuilles et les fleurs, aussitôt ils arrivent : Zeus, pour notre malheur, nous mettait sous le coup du plus triste destin ; quelle charge de maux !..

Tant que dure l’aurore et que grandit le jour sacré, nous résistons, sans plier sous le nombre ; mais quand le jour penchant vient libérer les bœufs, les Kikones vainqueurs rompent mes Achéens, et six hommes guêtrés succombent sans pouvoir regagner leur navire ; nous autres, nous fuyons le trépas et le sort.