Nous reprenons la mer, l’âme navrée, contents d’échapper à la mort, mais pleurant les amis : sur les doubles gaillards, avant de démarrer, je fais héler trois fois chacun des malheureux tombés en cette plaine, victimes des Kikones…
« Merde ! ce n’est pas là. J’aurais juré qu’il était question d’un massacre de thons. Passe-moi le livre. »
Il se redressa sur le lit, arracha le volume usé des mains de Victorien qui le tenait avec précautions, de peur que les pages n’en tombent, et il le feuilleta furieusement, sans égards.
« J’aurais juré… Ah ! Voilà ! Les Lestrygons. J’ai confondu les Lestrygons et les Kikones. Écoute. Les chemins du Jour sont près des chemins de la Nuit… Écoute…
Mais, à travers la ville, il fait donner l’alarme. À l’appel, de partout, accourent par milliers ses Lestrygons robustes, moins hommes que géants, qui, du haut des falaises, nous accablent de blocs de roche à charge d’homme : équipages mourants et vaisseaux fracassés, un tumulte de mort monte de notre flotte. Puis, ayant harponné mes gens comme des thons, la troupe les emporte à l’horrible festin.
« Voilà ! Écoute encore…
Et, deux jours et deux nuits, nous restons étendus,
accablés de fatigue et rongés de chagrin.
« Homère parle de nous, bien plus que les actualités filmées. Au cinéma ils me font rire, ces petits films pompeux : ils ne montrent rien ; ce que raconte ce vieux Grec est bien plus proche de l’Indochine que je parcours depuis des mois. Mais j’ai confondu deux chants. Tu vois, je ne sais pas encore ce livre. Quand je le saurai en entier par cœur, sans me tromper, comme un Grec, j’en aurai fini. Et je ne réponds plus de rien. »
Le livre refermé sur ses genoux, main posée sur la couverture, il récita les deux chants à mi-voix, les yeux clos. Il eut un sourire très heureux. « Ulysse est en fuite, poursuivi par des tas de types qui veulent sa peau. Ses compagnons y passent tous, mais lui reste en vie. Et quand il rentre chez lui, il met de l’ordre, il tue ceux qui ont pillé ses greniers, il liquide tous ceux qui ont collaboré. Après, c’est le soir, il n’y a plus grand monde, juste des dégâts. Et descend enfin une grande paix. C’est fini. La vie peut reprendre, vingt ans pour revenir à la vie. Victorien, tu crois que nous mettrons vingt ans à sortir de cette guerre ? — Ça me paraît long. — Oui, c’est long, trop long… » Et il s’allongea à nouveau, le livre sur la poitrine, et ne dit plus rien.
Novembre n’est favorable à rien. Le ciel se rapproche, le temps se referme, les feuilles sur les arbres se crispent comme les mains d’un mourant ; et tombent. À Lyon un brouillard s’élève au-dessus des fleuves comme montent les fumées lourdes au-dessus des tas de feuilles que l’on brûle, mais à l’envers. À l’envers tout ça, car il ne s’agit pas de fumées mais d’humidité, pas de flammes mais de liquide, pas de chaleur mais de froid, tout à l’envers. Cela ne monte pas, cela rampe, et s’étale. En novembre il ne reste plus rien de la joie d’être libre. Salagnon avait froid, son manteau ne le protégeait de rien, sa chambre sous les toits laissait entrer l’air du dehors, les murs humides le chassaient au dehors où il allait marcher sans but, mains dans les poches, manteau serré, col relevé, marcher à travers des langues de brouillard qui s’écoulaient le long des façades, qui s’en décollaient mollement comme des pans de papier mouillé.
Dessiner devenait difficile. Il faut s’arrêter ; il faut laisser venir à soi les formes qui adviendront sur le papier, il faut une sensibilité frémissante de la peau que l’on ne peut laisser nue par ce froid humide. Frissons et frémissements se confondent, se contrarient, et s’épuisent dans le seul acte de marcher, sans aucun but, juste pour dissiper l’agitation.
Du côté de Gerland il tomba en arrêt au pied d’un Christ mort. Il avait marché le long des Grands Abattoirs qui tuaient au ralenti, le long du Grand Stade ouvert où l’herbe poussait en désordre, il avait marché tout un jour de novembre sur cette avenue qui ne donne sur rien, et il s’arrêta devant une église de béton dont la façade jusqu’en haut portait le bas-relief d’un Christ géant. Il fallait lever les yeux pour le voir entier, il avait les pieds posés au sol, et ses chevilles atteignaient déjà la hauteur des têtes, et sa tête se dissolvait dans le brouillard vert qui ne permet plus de rien voir dès que cela s’étend un peu loin. D’être ainsi trop près et de devoir lever les yeux tordait la statue en une perspective qui déformait le corps comme d’un spasme, et la statue menaçait d’arracher les clous qui la tenaient aux poignets, et de basculer, et d’écraser Salagnon.
Il entra dans l’église où la température égale lui parut réconfortante. La pauvre lumière de novembre ne traversait pas les vitraux épais, elle s’égarait à l’intérieur des briques de verre qui luisaient comme des braises rouges, bleues, noires, prêtes à s’éteindre. Des vieilles dames allaient en silence à petits pas, elles s’affairaient à des tâches précises qu’elles connaissaient par cœur, sans relever la tête, avec l’application des souris.
Novembre n’est propre à rien, pensait-il en resserrant son manteau trop fin qui ne lui donnait pas suffisamment chaud. Mais ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Cela le désolait de penser qu’être jeune, fort et libre soit un mauvais moment à passer. Il avait dû commencer sa vie un peu vite et ressentait maintenant une brusque fatigue. On conseille à ceux qui courent, et qui veulent courir longtemps, de ne pas commencer trop fort, de partir lentement, de se laisser des réserves sous peine d’essoufflement et d’un point de côté qui compromettra leur arrivée. Il ne savait pas quoi faire. Novembre, qui n’est favorable à rien, qui semble indéfiniment s’éteindre, lui semblait être sa propre fin.
Le prêtre sortit de l’ombre et traversa la nef ; ses pas sonnèrent sous les voûtes avec tant de vigueur que Salagnon le suivit des yeux sans le vouloir.
« Brioude ! »
Le nom résonna dans l’église et les vieilles dames sursautèrent. Le prêtre se retourna avec brusquerie, plissa les yeux, scruta l’ombre, et son visage s’éclaira. Il vint vers Salagnon main tendue, ses grands pas pressés contrariés par sa soutane.
« Tu tombes bien, dit-il directement. Je vois Montbellet ce soir. Il est à Lyon pour quarante-huit heures, ensuite il repart je ne sais où. Il ne faut pas le rater. Viens à huit heures. Tu sonneras en bas, à la cure. »
Il se retourna avec la même brusquerie, laissant Salagnon la main encore tendue.
« Brioude ?
— Oui ?
— Après tout ce temps… tu vas bien ?
— Mais oui. Nous en parlerons ce soir.
— Tu n’es pas surpris de ce hasard : moi ici, toi là ?
— La vie ne me surprend plus, Salagnon, je l’accepte. Je la laisse venir, et ensuite je la change. À ce soir. »
Il disparut dans l’ombre, suivi du claquement sonore de ses chaussures sur les dalles, puis un claquement de porte, et rien. Une vieille dame bouscula Salagnon avec un claquement de langue agacé, elle trottina jusqu’à un râtelier de fer devant une statue de saint. Elle planta sur une pointe un tout petit cierge, l’alluma et fit l’ébauche d’un signe de croix. Elle regarda ensuite en silence le saint avec ce regard d’exaspération que l’on réserve à ceux dont on attend beaucoup et qui ne font pas ; ou mal ; ou pas comme ils devraient.
Elle tourna la tête et jeta le même regard à Salagnon qui partait. Sur le parvis il tenta de remonter son col mais il était trop court ; il releva ses épaules, renfonça sa tête, et alla sans se retourner pour ne pas voir le Christ affreusement tordu. Il ne savait pas où aller d’ici au soir, mais le ciel lui semblait déjà moins malade ; il avait moins cet aspect de caoutchouc sale qui lentement s’affaissait. Il ferait bientôt nettement nuit.