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«Émus de sentiments à figurer dignement dans une pastorale, nous allions voir notre enfant de quinzaine en quinzaine. Rosalie l'aimait jusqu'à la passion, et moi-même, je n'étais pas loin de l'aimer avec frénésie; car, chose singulière, sur les ruines amoncelées en moi, les instincts de la paternité seuls restaient encore debout. Je m'abandonnais à des rêves ineffables; je me promettais de faire donner une éducation solide à mon enfant, de le préserver, s'il était possible, de mes vices, de mes fautes, de mes tortures; il était ma consolation, mon espérance. Quand je dis moi, je parle également de la pauvre Rosalie qui se sentait heureuse rien qu'à l'idée de voir ce fils grandir à ses côtés. Quelles ne furent donc pas nos inquiétudes, notre anxiété, quand, à mesure que l'enfant se développait, nous aperçûmes sur son visage des lignes qui rappelaient de plus en plus celui d'une personne que nous eussions voulu à jamais oublier. Ce ne fut d'abord qu'un doute sur lequel nous gardâmes le silence même vis-à-vis l'un de l'autre. Puis, la physionomie de l'enfant approcha à ce point de celle de Thillard, que Rosalie m'en parla avec épouvante, et que moi-même je ne pus cacher qu'à demi mes cruelles appréhensions. Enfin, la ressemblance nous apparut telle, qu'il nous sembla vraiment que l'agent de change fût rené en notre fils. Le phénomène eût bouleversé un cerveau moins solide que le mien. Trop ferme encore pour avoir peur, je prétendis rester insensible au coup qu'il portait à mon affection paternelle, et faire partager mon indifférence à Rosalie. Je lui soutins qu'il n'y avait là qu'un hasard: j'ajoutai qu'il n'était rien de plus changeant que le visage des enfants, et que, probablement, cette ressemblance s'effacerait avec l'âge; finalement, qu'au pis aller, il nous serait toujours facile de tenir cet enfant à l'écart. J'échouai complètement. Elle s'obstina à voir dans l'identité des deux figures un fait providentiel, le germe d'un châtiment effroyable qui tôt ou tard devait nous écraser, et, sous l'empire de cette conviction, son repos fut pour toujours détruit.

«D'autre part, sans parler de l'enfant, quelle était notre vie? Vous avez pu vous-même en observer le trouble permanent, les agitations, les secousses chaque jour plus violentes. Quand toute trace de mon crime avait disparu, quand je n'avais plus rien à craindre absolument des hommes, quand l'opinion sur moi était devenue unanimement favorable, au lieu d'une assurance fondée en raison, je sentais croître mes inquiétudes, mes angoisses, mes terreurs. Je m'inquiétais moi-même avec les fables les plus absurdes; dans le geste, la voix, le regard du premier venu, je voyais une allusion à mon crime. Les allusions m'ont tenu incessamment sur le chevalet du bourreau. Souvenez-vous de cette soirée où M. Durosoir raconta une de ses instructions. Dix années de douleurs lancinantes n'équivaudront jamais à ce que je ressentis au moment où, sortant de la chambre de Rosalie, je me trouvai vis-à-vis du juge qui me regardait au visage. J'étais de verre, il lisait jusqu'au fond de ma poitrine. Un instant, j'entrevis l'échafaud. Rappelez-vous ce dicton: «Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu,» et vingt autres détails de ce genre. C'était un supplice de tous les jours, de toutes les heures, de toutes les secondes. Quoi que j'en eusse, il se faisait dans mon esprit des ravages effrayants. L'état de Rosalie était de beaucoup plus douloureux encore: elle vivait vraiment dans les flammes. La présence de l'enfant dans la maison acheva d'en rendre le séjour intolérable. Incessamment, jour et nuit, nous vécûmes au milieu des scènes les plus cruelles. L'enfant me glaçait d'horreur. Je faillis vingt fois l'étouffer. Outre cela, Rosalie, qui se sentait mourir, qui croyait à la vie future, aux châtiments, aspirait à se réconcilier avec Dieu. Je la raillais, je l'insultais, je menaçais de la battre, j'entrais dans des fureurs à l'assassiner. Elle mourut à temps pour me préserver d'un deuxième crime. Quelle agonie! Elle ne sortira jamais de ma mémoire.

«Depuis, je n'ai pas vécu. Je m'étais flatté de n'avoir plus de conscience, de ne jamais connaître le remords, et cette conscience, ces remords grandissent à mes côtés, en chair et en os, sous la forme de mon enfant. Cet enfant, dont, malgré l'imbécillité, je consens à être le gardien et l'esclave, ne cesse de me torturer par son air, ses regards étranges, par la haine instinctive qu'il me porte. N'importe où que j'aille, il me suit pas à pas, il marche ou s'assoit dans mon ombre. La nuit, après une journée de fatigue, je le sens à mes côtés, et son contact suffit à chasser le sommeil de mes yeux ou tout au moins à me troubler de cauchemars. Je crains que tout à coup la raison ne lui vienne, que sa langue ne se délie, qu'il ne parle et ne m'accuse. L'inquisition, dans son génie des tortures, Dante lui-même, dans sa suppliciomanie, n'ont jamais rien imaginé de si épouvantable. J'en deviens monomane. Je me surprends dessinant à la plume la chambre où je commis mon crime; j'écris au bas cette légende: Dans cette chambre, j'empoisonnai l'agent de change Thillard-Ducornet, et je signe. C'est ainsi que, dans mes heures de fièvre, j'ai détaillé sur mon journal à peu près mot pour mot tout ce que je vous ai raconté.

«Ce n'est pas tout. J'ai réussi à me soustraire au supplice dont les hommes châtient le meurtrier, et voilà que ce supplice se renouvelle pour moi presque chaque nuit. Je sens une main sur mon épaule et j'entends une voix qui murmure à mon oreille: «Assassin!» Je suis mené devant des robes rouges; une pâle figure se dresse devant moi et s'écrie: «Le voilà!» C'est mon fils. Je nie. Mon dessin et mes propres mémoires me sont représentés avec ma signature. Vous le voyez, la réalité se mêle au songe et ajoute à mon épouvante. J'assiste enfin à toutes les péripéties d'un procès criminel. J'entends ma condamnation: «Oui, il est coupable.» On me conduit dans une salle obscure où viennent me joindre le bourreau et ses aides. Je veux fuir, des liens de fer m'arrêtent, et une voix me crie: «Il n'est plus pour toi de miséricorde!» J'éprouve jusqu'à la sensation du froid des ciseaux sur mon cou. Un prêtre prie à mes côtés et m'invite parfois au repentir. Je le repousse avec mille blasphèmes. Demi-mort, je suis cahoté par les mouvements d'une charrette sur le pavé d'une ville; j'entends les murmures de la multitude comparables à ceux des vagues de la mer, et, au-dessus, les imprécations de mille voix. J'arrive en vue de l'échafaud. J'en gravis les degrés. Je ne me réveille que juste à l'heure où le couteau glisse entre les rainures; quand, toutefois, mon rêve ne continue pas, quand je ne suis pas traîné en présence de celui que j'ai voulu nier, de Dieu même, pour y avoir les yeux brûlés par la lumière, pour y plonger dans l'abîme de mes iniquités, pour y être supplicié par le sentiment de ma propre infamie. J'étouffe, la sueur m'inonde, l'horreur comble mon âme. Je ne sais plus combien de fois déjà j'ai subi ce supplice.

«J'ai recours à l'opium. Mes douleurs en combattent l'effet, et rien n'est plus atroce que cette lutte de la souffrance contre les fatigues du corps. Et il n'y a pas à prétendre que je puisse me soustraire à cela. Je ne puis pas mourir. Que deviendrait mon enfant? Il me possède, je suis sa proie, sa bête de somme; il tient ferme dans sa main les rênes du mors que j'ai à la bouche, et, par instants, il tire à me faire hurler. En d'autres termes, il me rive à la vie, il cloue mes membres sur cette terre, pour que le remords puisse à l'aise dévorer et redévorer mon cœur, mes entrailles.