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«Ce n'est rien encore. Au lieu de dormir, souvent je me lève; comme un fantôme, j'erre à travers les rues, je gagne les champs, je vais m'asseoir dans quelque endroit écarté. Les millions d'étoiles qui émergent dans l'espace me semblent autant d'yeux fixés sur moi, et je courbe honteusement la tête: le front dans les mains, en dépit de moi-même, je me recueille, je plonge dans le passé, je reconstruis la chaîne de mes idées et de mes actions. À ces ressouvenirs se mêlent, comme autant de voix qui m'accusent, me maudissent, les bruissements des arbres et des herbes, les hurlements lugubres des chiens. Ces bruits s'enflent graduellement et prennent les proportions d'une tempête. Glacé de terreur, je me dresse; un cercle de spectres hideux dansent autour de moi, remplissent mon oreille de cris sauvages, déchirent ma chair de leurs griffes. Trop robuste pour perdre connaissance, je suis sans force pour fuir, et je dois endurer ce supplice jusqu'à l'heure où l'hallucination m'abandonne, de guerre lasse sans doute.

«Voilà mon existence. Vous voyez jusqu'à quel point elle est horrible. Eh bien, je n'aspire qu'à souffrir encore plus. Ah! que je rende vingt yeux pour un œil, vingt dents pour une dent, mais que je périsse une fois, que mon corps soit la pâture des vers et qu'enfin je connaisse le repos de la mort!…»

Clément se tut, il n'ajouta plus rien; un long et funèbre silence eut lieu.

Après ce qu'il venait d'entendre, rempli des sentiments les plus douloureux, muet d'ailleurs à force d'épouvante, Destroy n'avait pas un mot à dire. Il se leva et avec une profonde irrésolution que dénotait son pas mal assuré, se dirigea vers la porte. Clément, pleurant et sanglotant pour ainsi dire, sans pleurs ni sanglots, livide et flasque, affaissé sur lui-même, agonisait, en quelque sorte, comme ces condamnés en proie déjà à la mort, avant même que le couteau ait touché leur tête. Au moment de passer le seuil, Max, qui se détourna et vit ce spectacle, ne put se défendre d'un mouvement de pitié. À cet homme, son ami tant d'années, et dont la vue actuellement ne pouvait plus lui causer que de l'horreur, il jeta, avant de disparaître, un long regard de commisération…

Destroy quitta Clément pour ne jamais le revoir.

Courbé sous le poids des plus effroyables confidences que puissent ouïr des oreilles humaines, le pauvre Max, marchant devant lui, gagna la campagne et y erra longtemps au hasard. La mélancolie et l'amertume gonflaient sa poitrine; il étouffait, les yeux lui faisaient mal, et la solitude où il cherchait un allégement augmentait encore son malaise. De détours en détours, un besoin instinctif de consolation le conduisit, sans que sa volonté y fût pour rien, jusque chez Mme Thillard. Effrayée, en le voyant tout défait:

«Mon Dieu, mon ami, lui demanda celle-ci avec inquiétude, que vous est-il arrivé?»

À demi suffoqué, Destroy s'agenouilla aux pieds de son amie et embrassa ses genoux avec fièvre. Puis, levant vers elle un visage baigné de larmes et un œil étincelant de passion:

«Oh! madame, s'écria-t-il, que je vous aime!»

À cet élan passionné qui trahissait une incommensurable douleur, Mme Thillard, oubliant même d'être curieuse, sentit, elle aussi, l'émotion l'envahir et les pleurs monter à ses yeux…

XVII. Un homme heureux.

La disparition de Clément ne laissa pas que d'être remarquée. Dans le principe, on ne voulait point admettre que Destroy ignorât ce qu'il était devenu: on le harcelait pour en avoir des nouvelles. Bien que fondé à le croire aux États-Unis, il se défendait immuablement de savoir en quel lieu ledit Clément s'était réfugié. Dix années et plus s'écoulèrent. Insensiblement on l'oublia, comme les absents s'oublient. Max lui-même y pensait déjà beaucoup moins; en son souvenir, l'histoire de son ancien ami persistait sans doute, mais comme y eussent persisté les impressions d'un rêve sinistre. Peu s'en fallait qu'il ne prît toutes ces aventures pour les fantaisies d'une sombre imagination.

Cependant, il se rencontra chez son ami Rodolphe avec un jeune homme qui venait de parcourir le monde en touriste. Ce jeune homme, bien connu sous le nom de Sosthènes, avait tout uniment cette valeur qu'aux yeux du plus grand nombre donne la fortune. Pour le soustraire à l'influence ruineuse qu'exerçait sur lui une femme entretenue, sa mère l'avait obligé d'entreprendre un long voyage. Trois années de séjour dans l'Amérique du Nord avaient meublé sa mémoire d'une série d'anecdotes plus ou moins dignes d'intérêt. Il avait visité nombre d'endroits, et, en dernier lieu, s'était arrêté assez longtemps dans une petite ville de commerce située sur le lac Ontario. A beau mentir, ou, au moins, a beau parler qui vient de loin. Max et Rodolphe l'écoutaient avec distraction. Il s'interrompit tout à coup.

«N'avez-vous pas connu un nommé Clément?» demanda-t-il aux deux amis.

Tandis que Rodolphe, dont la curiosité prenait feu, s'empressait de répondre affirmativement, Max tressaillait et regardait Sosthènes avec inquiétude.

«Je vous en parle, reprit Sosthènes, parce que, soi-disant, il a vécu ici dans le monde des gens de lettres et des artistes.»

Tout ému de la rencontre, Rodolphe, avec son étourderie habituelle, plus soucieux de parler que d'écouter, accumula questions sur questions. Sosthènes, exceptionnellement, fut intéressant parce qu'il avait été intéressé lui-même. Max, contre toute attente, connut, jusque dans les moindres détails, la nouvelle existence d'un homme auquel il ne pouvait penser sans frémir.

Le jeune touriste représentait Clément comme un personnage étrange, mystérieux, foncièrement misérable au milieu de la prospérité, et qui, pour peu qu'on l'approchât, éveillait aussitôt chez autrui d'indicibles impressions. Il dépassait de peu la quarantaine, et ses yeux caves, son front chauve, ses joues creuses et livides, la maigreur de son corps courbé, lui donnaient les apparences d'un vieillard, ou mieux, celles d'un cadavre ambulant. Tout en ayant l'humeur la plus douce, il était sombre, taciturne, inaccessible à la gaieté, et dévoré d'une activité fébrile qui achevait de ruiner sa constitution.

On ne se rappelait pas l'avoir jamais vu sans son fils, jeune homme pâle, plus étrange encore que son père. Un œil noir d'une fixité stupide, de longs cheveux bruns naturellement bouclés, rehaussaient encore sa pâleur. Bien qu'il n'eût pas plus de quinze ou seize ans, il en accusait vingt, à cause de ses traits accentués et d'une légère moustache qui estompait déjà sa lèvre supérieure. Sous le rapport des facultés intellectuelles, il n'était pas à la hauteur d'un enfant de six mois; il n'ouvrait la bouche que pour articuler des syllabes dénuées de sens ou pousser des cris rauques. Jamais il ne quittait son père, pas même pour dormir.

On les rencontrait fréquemment dans les rues, sur les promenades, bras dessus, bras dessous, le père remorquant le fils, comme le crime traîne à sa suite la honte et la vengeance. C'était la croyance commune qu'un incommensurable malheur empoisonnait l'existence de cet homme. Il avait des mœurs irréprochables, il ne mesurait ses jours que par le travail et les bonnes actions, et n'éveillait partout que des antipathies. Peut-être, sans son fils, fût-on parvenu à les vaincre; mais la vue de ce bel et étrange idiot, qui couchait dans son ombre, soulevait une véritable horreur: on s'en détournait comme on se gare d'un reptile dangereux.