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Clément semblait tourmenté d'une soif d'argent inextinguible. Se livrant au commerce avec frénésie, d'une hardiesse sans exemple, d'une habileté rare, d'un bonheur proverbial dans toutes ses opérations, il était déjà plus que millionnaire. Cependant qu'il faisait bâtir de vastes hangars, qu'il agrandissait ses chantiers, qu'il étendait le cercle de ses affaires, qu'il multipliait le nombre de ses agents, il vivait avec son fils dans la plus modeste maison de l'endroit, se passait de domestiques et se privait même du luxe de l'aisance. Cette austérité, si peu d'accord non-seulement avec sa fortune, mais encore avec le poids des travaux qu'il accumulait sur lui, surprenait d'autant plus, qu'il était invariablement, à l'égard des malheureux, libéral jusqu'à profusion. Sans parler des aventuriers qui l'exploitaient journellement, toujours impunément, il accordait du travail à qui en voulait, distribuait les aumônes à pleines mains, fondait des écoles, contribuait pour une somme considérable à l'édification d'un hôpital. On l'avait vu sacrifier des intérêts immenses plutôt que d'avoir un procès.

Ce n'était rien encore. À toute heure du jour et de nuit, on trouvait Clément prêt à rendre service, à se dévouer, voire à sacrifier sa vie. On eût dit même qu'il ne fût nulle part plus à l'aise qu'au centre des plus grands dangers. Il n'était pas un désastre, dans la ville, auquel ne se rattachât le souvenir de son courage. On citait de lui plus volontiers divers traits qui approchaient réellement de l'héroïsme. Un sinistre, allumé par la foudre, menaçait de dévorer la ville; le vent propageait l'incendie de quartier en quartier avec une rapidité extraordinaire; les habitants, comprenant leur impuissance, restaient plongés dans la terreur et le désespoir. Tout à coup, sur le faîte d'une charpente menaçant ruine, dans un tourbillon de fumée rougeâtre, était apparu Clément la hache à la main. Au risque d'être vingt fois englouti sous les décombres, frappant à droite et à gauche avec une vigueur surhumaine, il était parvenu à faire ce qu'on appelle la part du feu et à préserver ainsi de la ruine une foule d'artisans et d'industriels.

Quelque six mois auparavant, par un temps effroyable, pour sauver quatre malheureux que l'orage avait surpris, il s'était bravement, sans hésitation, exposé sur le lac à un péril peut-être plus grand encore. En présence du ciel noir sillonné d'éclairs, du vent furieux qui bouleversait l'Ontario et y soulevait des montagnes, les hommes les plus intrépides manquaient de courage. Il eût fallu, à leur avis, être frappé de démence pour oser affronter un pareil ouragan. Aussi fût-ce avec une indicible épouvante qu'on vit Clément s'élancer dans une barque et s'abandonner aux vagues. On le considéra sur-le-champ comme perdu. Toutefois, il n'avait pas seulement échappé à une mort certaine, il avait encore eu l'incroyable bonheur de voir son audace couronnée d'un plein succès.

Enfin, on ne se souvenait pas sans le plus vif enthousiasme du dévouement vraiment sublime qu'il avait déployé durant une épidémie. La population était plus que décimée; les riches, les prêtres, les médecins eux-mêmes, du moins ceux qui n'avaient pas succombé, s'étaient enfuis; on ne voyait que morts et mourants; à l'aspect du drapeau noir flottant sur les églises et la maison commune, ceux que la contagion épargnait agonisaient de peur. Clément parut se jouer d'un fléau qui répandait l'alarme à dix lieues aux alentours. Non content de ne pas émigrer, il parcourait les rues, relevait le courage des uns, contraignait les autres à l'action, soignait les malades, enterrait les morts. Outre qu'il sauva nombre de gens par l'intrépidité de son exemple, à force d'énergie il préserva de la peste une ville déjà dépeuplée par l'épidémie. Cependant, le fléau passa sur sa tête et celle de son fils sans même y toucher. Il semblait décidément que cet homme qui méprisait si profondément la mort fût également méprisé d'elle.

En dépit de tels services, la reconnaissance à son égard se bornait à une sorte d'admiration superstitieuse. Il donnait lieu à trop de marques singulières et inquiétantes. Les remercîments ne lui causaient que de la gêne. Le contact de ses semblables le rendait tout honteux. Sa tristesse, son abnégation, sa témérité, ressemblaient aux effets du remords. De plus, il était notoire que de sa maison, la nuit, s'échappaient parfois des hurlements sauvages à croire que le père et l'enfant se prenaient de querelle et se ruaient l'un sur l'autre. Comment ne l'eût-on pas fui, quand déjà son extérieur, sa taciturnité, la vue de son fils, suffisaient et au delà à éteindre aussitôt dans tous les esprits jusqu'à la velléité de le connaître intimement?

Sosthènes occupait le premier étage d'une maison située non loin du domicile de Clément. Les contradictions étaient évidentes dans quelques-uns des bruits dont celui-ci était l'objet. On pouvait d'ailleurs les avoir inventés, ou du moins singulièrement exagérés. En définitive, il n'était personne qui ne tînt ce Français pour le plus inoffensif et le meilleur des hommes. Sosthènes s'était décidé à lui rendre visite.

Il n'avait qu'à se louer de l'accueil qu'il en avait reçu. Les apparences étaient loin de répondre aux commérages en circulation. Au premier abord, Sosthènes se félicita d'avoir fait ses réserves. C'était trop se hâter. Insensiblement, il se livra à des observations du caractère le plus attristant. Clément se pliait en esclave à tous les caprices de son fils; il semblait l'idolâtrer et se complaire à lui obéir. Mais l'enfant n'était touché ni de cette affection, ni de ces complaisances; il avait à peine ce qu'il exigeait impérieusement par des cris, qu'il redevenait impassible. Il repoussait en hurlant les caresses paternelles et avait le privilège étrange, avec sa pâleur morne, son œil dur, l'inflexibilité de sa bouche, son mutisme, de remplir son père lui-même de terreur. Quel effet ne devait-il pas produire sur les étrangers?

Sans y être provoqué, Clément avait fait quelques confidences à son compatriote. «Tout me réussit,» avait-il dit, «je ne comprends rien à mon bonheur.» La plus désastreuse entreprise devenait excellente dès qu'il s'en mêlait. On disait effectivement dans le pays: «Heureux comme M. Clément.» En moins de onze ans, il avait amassé une brillante fortune. Cela ne lui suffisait pas. Il voulait avoir des millions avant de retourner en Europe. Son intention était d'y fonder des établissements utiles.

Encouragé par cette confiance, Sosthènes s'était hasardé à le questionner sur son incurable mélancolie. Clément eut l'air embarrassé, «J'ai perdu une femme que j'adorais,» dit-il enfin en détournant la tête. «Je comptais passer mes vieux jours avec elle. Sa mort m'a laissé entièrement seul, puisque aussi bien, comme vous voyez, mon fils est innocent. Depuis cette perte, je n'ai pas goûté une heure de repos. Ma douleur croît même avec le temps.» Sosthènes se rappelait encore ces paroles: «Je n'ai jamais ni faim ni soif, je ne dors presque pas, quand le travail auquel je m'assujettis briserait l'organisation la plus robuste. Au milieu des plus rudes fatigues, je ne puis trouver l'oubli: mon esprit reste libre et travaille de son côté. Quand je suis prêt à tomber d'épuisement, je le suis aussi à succomber sous le poids de mes souvenirs. J'ignore comment je puis vivre ainsi. Il faut que la vie tienne au corps d'une étrange façon.» Et comme Sosthènes s'étonnait d'une douleur aussi persistante: «Oh! reprit Clément d'un accent et d'un air à tirer les larmes des yeux, j'ai aussi une maladie cruelle qui exerce son influence sur moi. Je fais tout au monde pour me distraire, pour chasser les noires tristesses qui m'accablent, mais sans y réussir.»