Tiens, qu'y a-t-il là-haut?
Par chance, il y a une chaise près de la cuisinière. En grimpant dessus, je pourrai l'attraper.
Jacques est sur le point de se brûler en tirant sur le manche de la casserole où bout l'eau des nouilles! Il faut le sauver. Je récapitule les cinq leviers.
L'intuition.
J'essaie de pénétrer l'esprit de la nourrice. «Le bébé, le bébé est en danger dans la cuisine!»
Mais sa conversation au téléphone avec son petit ami l'accapare toute.
J'essaie de pénétrer l'esprit du petit Jacques mais ce crâne est comme un coffre-fort impossible à percer.
Les signes.
Des moineaux se perchent sur le rebord de la fenêtre et piaillent pour distraire le gamin. Tout à sa casserole, Jacques ne les voit ni ne les entend.
Les médiums. Il n'y en a aucun dans les alentours.
Que faire alors?
Ce manche est trop loin. Il faut que j'avance davantage ma main. J'arriverai à attraper ce long bâton qui dépasse là-haut pour voir pourquoi il envoie de la fumée et du bruit.
Les chats.
Il me reste le chat.
Par chance, il y a un chat dans cette maison! Je me branche sur son esprit. D'emblée, j'apprends beaucoup de choses sur lui. Tout d'abord ce chat est une chatte et elle se nomme Mona Lisa. Étonnant, alors que l'esprit des humains nous est totalement inaccessible, celui de cette chatte est parfaitement perméable. «Il faut sauver le petit garçon!» lui lancé-je. Le problème, c'est que Mona Lisa capte certes ma demande mais n'a pas du tout envie d'obtempérer. Mona Lisa est née dans cette maison et n'en est jamais sortie. À force de rester immobile toute la journée face à la télévision, elle est devenue obèse. Elle ne consent à se lever que trois fois par jour pour se goinfrer de pâtes molles et de croquettes chimiques qui la ravissent.
Elle n'a jamais chassé, elle ne s'est jamais battue, elle ne s'est même jamais promenée dehors.
Elle est demeurée là, dans la tiédeur de l'apparte ment, à fixer la télévision. Mona Lisa a ses programmes de prédilection et affiche beaucoup d'intérêt pour ces jeux qui consistent à poser aux candidats des questions du genre: «Quelle est la capitale de la Côte-d 'Ivoire?»
Cette chatte adore quand l'humain se trompe ou rate de peu le jackpot. Les détresses des humains la confortent dans l'idée qu'il vaut bien mieux être chat.
Elle a une confiance absolue en ses maîtres. Non, c'est encore plus fort, elle ne les considère pas comme ses maîtres, mais comme ses… sujets. Incroyable! Cet animal pense que ce sont les chats qui dirigent le monde et manipulent ces gros bipèdes pourvoyeurs de bien-être.
J'émets:
«Bouge, va sauver le petit humain.»
Elle n'en a cure.
«Je suis trop occupée, répond l'effronté animal. Tu ne vois pas que je regarde la télé?»
Je me branche plus profondément encore sur la cervelle de Mona Lisa.
«Si tu ne te lèves pas de là, le gosse va mourir.»
Elle continue tranquillement de se lécher.
«M'est égal. Ils en feront d'autres. De toute façon, tous ces enfants dans une maison, c'est trop. Que de bruit, que d'agitation! Et ils finissent toujours par nous faire mal en nous tirant les moustaches. J'aime pas les petits d'humains.»
Comment contraindre cette chatte à sauver l'enfant?
«Écoute, le chat, si tu ne te précipites pas tout de suite pour sauver Jacques, j'enverrai des parasites sur l'antenne de télévision.»
J'ignore si j'en suis capable mais l'important c'est qu'elle le croie. Elle paraît en effet saisie d'un doute. Je lis dans son esprit des souvenirs d'émissions parasitées par des orages, d'écrans couverts de neige. Pire, elle a même connu des pannes et des grèves qui l'ont beaucoup contrariée.
— Tiens, bonjour le chat. C'est la première fois que tu viens te frotter contre moi. Que tu es gentil, comme ta fourrure est agréable à caresser! Je préfère jouer avec toi qu'avec ce bâton, là-haut.
36. BÉBÉ VENUS. 2 ANS
Hier je suis restée longtemps devant mon miroir. Je me suis fait des grimaces, mais même quand je grimace, je me plais.
Mes parents m'ont mis des couches-culottes roses satinées. Ils disent que c'est pour que j'y fasse «pipi» et «caca». Je ne sais pas de quoi ils parlent. Je demande «quoi pipi?» et maman me montre. J'examine le liquide jaune. Je le renifle. Je suis dégoûtée. Comment d'un aussi joli corps que le mien peut-il suinter un liquide qui sent aussi mauvais? Je pique une colère. C'est tellement injuste. Et puis que c'est humiliant de porter des couches!
Il paraît que tous les humains sans exception font «pipi» et «caca». C'est ce que disent papa et maman en tout cas, mais je n'en crois rien. Il y en a forcément qui échappent à cette calamité.
J'ai mal à la tête.
J'ai souvent mal à la tête.
Il s'est passé quelque chose de très important que j’ai oublié. Tant que je ne me le rappellerai pas, je sais que j'aurai mal à la tête.
37. BÉBÉ IGOR. 2 ANS
Maman veut me tuer.
Hier elle m'a enfermé dans une pièce avec la fenêtre grande ouverte. Le vent glacé m'a pénétré jusqu'aux os, mais je développe des facultés de résistance au froid. J'ai tenu. De toute façon, je n'ai pas le choix. Je sais que si je tombe malade, elle ne me soignera pas.
«Je te nargue, maman. Je suis toujours vivant. Et, à moins que tu ne trouves en toi le courage de m'enfon-cer carrément un couteau dans le ventre, désolé, je vivrai.»
Elle ne m'écoute pas. Elle est déjà sur le lit, à cuver sa vodka.
38. LA PORTE D'ÉMERAUDE
Raoul et moi cherchons une autre voie vers le monde des 7. Nous lévitons vers l'est, nous nous élevons jusqu'au sommet d'une montagne, nous essayons de passer par-dessus, et là, une barrière invisible nous empêche d'avancer.
— Je te l'avais bien dit, le monde des anges est une prison, marmonne Raoul, lugubre.
Comme par hasard, Edmond Wells surgit devant nous.
— Ho! ho! que manigancez-vous donc par ici?
— Nous en avons assez de ce travail. Cette tâche est impossible, assène Raoul, les poings sur les hanches en signe de défi.
Edmond Wells comprend que l'affaire est grave.
— Qu'en penses-tu, Michael?
Raoul répond à ma place:
– À peine éclos, ses œufs sont déjà cuits. «Ils» lui ont refilé un Jacques angoissé et maladroit, une Venus narcissique superficielle et un Igor que sa mère veut achever. Quels cadeaux!
Edmond Wells n'a pas un regard pour mon ami.
— C'est à Michael que je m'adresse. Qu'en penses-tu, Michael?
Je ne sais que répondre. Mon instructeur insiste:
— Tu n'éprouves quand même pas une nostalgie pour ta vie de mortel? Souviens-toi de ton existence d'incarné.
Je me sens pris entre deux feux. D'un geste ample, Edmond Wells embrasse l'horizon.
— Tu souffrais. Tu avais peur. Tu étais malade. Maintenant tu es pur esprit. Libéré de la matière.
Et ce disant, il me traverse de part en part. Raoul hausse les épaules avec dégoût.
— Mais nous avons perdu toute sensation tactile. Nous ne pouvons même plus réellement nous asseoir.
Il esquisse le geste et choit comme s'il avait traversé une chaise inexistante.
— Nous ne vieillissons plus, avance Edmond Wells.