Vassili n'évoque jamais ses origines. Si ça se trouve il avait des parents riches, mais il ne veut plus les revoir. Il les a quittés comme ça, sur un coup de tête, pour l'aventure. Vassili, c'est vraiment la classe.
Parfois des enfants de l'orphelinat s'en vont, adoptés par des gens qui veulent être parents. Au début cela me faisait rêver. Tout à coup, des parents qui se pointent pour nous sauver… Mais j'ai vite compris que c'était un miroir aux alouettes. Il y a des rumeurs qui circulent. Il paraîtrait que les soi-disant enfants adoptés sont généralement jetés dans des réseaux de prostitution enfantine ou recrutés par des ateliers clandestins où on les emploie à coudre des ballons de football ou à monter des jouets pour les petits Occidentaux.
Je déteste les enfants occidentaux. Il n'y a pas que dehors qu'on travaille pour eux. Dans les sous-sols de l'orphelinat, il y a des supposés «ateliers d'éveil aux travaux manuels» où on nous fait assembler des poupées ou des composants électroniques. On nous exploite pour pas un sou, oui!
Lorsque des copains font leur baluchon pour être adoptés, on se moque d'eux et on leur lance sur le chemin: «Alors, prostitution ou travail clandestin?» Mais, en fait, nous sommes jaloux parce que eux ont probablement trouvé des parents et pas nous.
Hier, Vania s'est fait empoigner par la bande à Piotr. Il est arrivé en larmes. Piotr l'a obligé à lui montrer notre coffre-fort et ils ont volé toutes nos cigarettes. Ça ne va pas se passer comme ça.
Nous nous rendons immédiatement dans le dortoir de Piotr. La porte n'est pas fermée, mais à l'intérieur, personne. Tout est trop calme. Il y a un piège quelque part, c'est sûr.
Une araignée qui remonte à toute vitesse au plafond me semble un signe. Un signe inquiétant. L'araignée, le piège.
Trop tard. Piotr et ses copains s'étaient cachés sous les lits. Ils surgissent et nous menacent avec un couteau à cran d'arrêt.
L'araignée avait raison.
Contre une arme blanche, mes jolis poings ne servent à rien. Nous restons les bras ballants tandis que Piotr ordonne à ses acolytes de nous déshabiller et de mettre le feu à nos vêtements. Il annonce qu'à partir de maintenant, quand nous volerons des cigarettes, nous devrons leur en donner la moitié, sinon il y aura encore des représailles.
— Si vous voulez la paix, les petits, vous n'avez qu'à payer.
Puis il se tourne vers moi, joue de la pointe du couteau autour de mon nombril et proclame:
— Toi, un jour, je t'arrangerai le portrait.
Je ne peux rien faire contre son couteau. Nous passons nus devant les autres enfants. L'histoire a vite fait le tour de l'orphelinat et nous savons que nous avons perdu la face.
Dehors il neige, c'est la période des fêtes, mais ici personne ne croit au Père Noël. Si le Père Noël existait, il nous aurait apporté des parents qui nous auraient gardés. Quand même, pour la Noël, nous avons droit chacun à une orange et à des osselets en véritables vertèbres de mouton mal nettoyées. J'épluche mon orange et je fais un vœu. Si un Père Noël m'écoute quelque part: «que Piotr reçoive un bon coup de couteau dans le bide».
48. VENUS. 7 ANS
Cette nuit j'ai fait un drôle de rêve. J'ai rêvé que des enfants se battaient et que l'un d'eux se tournait vers moi et me lançait: «Toi, un jour, je t'arrangerai le portrait.»
J'ai regardé hier soir à la télévision une émission sur la chirurgie esthétique. C'est sans doute ce qui a provoqué ce cauchemar. On y expliquait précisément comment on arrangeait le portrait. Maman était littéralement rivée à l'écran. D'habitude quand il y a du sang à la télé, mes parents m'obligent à aller me coucher, mais là ils étaient tellement fascinés qu'ils ont oublié de le faire.
Maman a déclaré qu'elle aimerait bien elle aussi passer sur la table d'opération pour se faire remodeler le visage. Elle a dit qu'il vaut mieux ne pas trop attendre, plus on est jeune meilleur est le résultat.
Papa a rétorqué que l'opération coûtait beaucoup trop cher, mais maman a répondu que la beauté n'a pas de prix, surtout quand elle constitue un capital professionnel. Papa a déclaré que, pour lui aussi, son physique était un atout indispensable mais qu'il préférait l'entretenir et raffermir ses chairs par le sport plutôt que par le bistouri.
Papa a reproché à maman de se laisser aller et d'être trop dépensière. Après, il a voulu lui donner un bisou mais maman l'a repoussé. Elle a dit qu'il ne la regardait plus, sinon, il aurait vu ses rides et il lui aurait lui-même proposé d'y remédier. Elle a dit qu'une femme n'est jamais parfaite et qu'à partir d'un certain âge elle est responsable de son visage.
C'est vrai, ça? La beauté n'est donc pas un trésor acquis une fois pour toutes?
Ils se sont disputés. Maman a reproché à papa de fréquenter une poule plus jeune qu'elle. Pourtant, je n'ai jamais remarqué le moindre oiseau dans l'appartement. Papa a déclaré qu'il n'avait pas de poule, qu'il en avait par-dessus la tête de ses soupçons. Maman a riposté que, de toute façon, toute femme a le droit de prendre soin de son physique et que, s'il refusait de lui payer l'opération, elle ne se gênerait pas pour tirer un chèque sur leur compte commun.
Papa a dit: «Tu n'as pas intérêt à faire ça.» Ils ont prononcé la phrase rituelle: «Pas devant la petite», et après, ils sont allés dans leur chambre. Ils ont continué à crier. Des objets se sont brisés par terre ou contre les murs. Et puis c'a été le silence.
Il y a beaucoup de choses que je trouve bizarres dans le comportement des adultes. Je suis restée encore un peu devant la télévision pour regarder la suite du magazine.
Après, dans ma chambre, comme souvent le soir, je me suis assise devant le miroir et j'ai réfléchi. Si maman a besoin de la chirurgie esthétique pour être encore plus belle, alors moi aussi.
Que changer pour être encore plus belle? Je scrute mon visage dans la glace et je trouve: le nez.
J'ai le nez trop long. Père Noël, si vous m'écoutez, voilà mon vœu le plus cher: une opération esthétique pour raccourcir mon nez.
49. JACQUES. 7 ANS
— Arrêtez de poser des questions, Nemrod.
— Mais…
— Vous m'énervez, Nemrod. Contentez-vous d'apprendre la leçon et puis c'est tout. C'est toujours dans la lune et ça ne sait que poser des questions. Moi ce que je veux, c'est des réponses.
Ricanements dans la classe. Je baisse la tête. Je suis malheureux à l'école. L'instit nous demande toujours d'apprendre des trucs par cœur et je n'ai pas de mémoire. Je fais mille efforts pour retenir cette année les tables d'addition et de soustraction. Au CP, j'ai eu un mal fou à apprendre l'alphabet et à écrire mon nom et mon adresse. Impossible de retenir mes conjugaisons. Je n'arrive même pas à mémoriser le code d'entrée de ma propre maison. Combien de fois ai-je essayé en vain, dehors, dans le froid, des combinaisons de chiffres?
Avec les autres élèves mes rapports ne sont pas simples non plus. Parce que je suis rouquin et que je porte des lunettes. Ils m'appellent «carotte à besicles» ou «clou rouillé». Je crois que je me suis trompé de planète.
C'est encore auprès de Mona Lisa que je me sens le mieux. Elle est toujours de bon conseil. Hier, j'avais un problème de mathématiques à résoudre avec trois réponses possibles. Eh bien, Mona Lisa s'est empressée de mettre la patte sur la bonne!
Si je ne suis pas de cette planète-ci, peut-être suis-je d'une planète de chats?
La semaine dernière, je suis passé devant un magasin de jouets et j'ai aperçu un engin spatial extraordinaire avec des petites lumières qui clignotent. Peut-être qu'avec un véhicule pareil, on peut voyager dans le cosmos pour retrouver sa vraie planète? Sur la mienne, je suis certain que la plupart des créatures ont des che veux rouges et que ce sont les blonds et les bruns qui se font traiter de «tête de maïs» et de «tête de bouse».