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Sur ma planète, on ne demande à personne d'apprendre des récitations par cœur parce qu'on sait que ça ne sert à rien. Et on n'a pas besoin de code d'entrée pour rentrer chez soi. Bientôt ce sera Noël. Je vais demander au Père Noël qu'il m'apporte cet engin spatial.

J'en parle à Mona Lisa. Elle a l'air d'accord avec mon choix.

50. LES VŒUX

Je suis assis en tailleur, en lévitation, sous un arbre de la forêt turquoise. Le lac des Conceptions clapote sur ma droite. Les trois sphères palpitent au-dessus de mes paumes. Chaque fois que je me branche sur mes clients, je ressens une petite douleur. Comme si de me relier à des êtres de chair me faisait retrouver un peu des sensations charnelles.

Edmond Wells s'avance. Il touche du bout du doigt la sphère d'Igor, passe une main sur celle de Venus.

— Maintenant au moins, tu connais le levier principal de chacun. L'observation des signes pour Igor. Les rêves pour Venus. Le chat pour Jacques. Mais attention, parfois ils additionnent plusieurs leviers, parfois ils en changent. Ne te laisse pas entraîner par la routine. Alors, quels sont leurs vœux pour Noël?

— Igor souhaite… qu'un de ses copains reçoive un coup de couteau dans le ventre. Venus veut une opération de chirurgie esthétique pour se faire raccourcir le nez et Jacques convoite un jouet en plastique en forme d'engin spatial extraterrestre. Je dois vraiment exaucer tous leurs vœux?

Mon instructeur perd patience.

— En choisissant de devenir un ange, tu t'es engagé à ne pas discuter cette règle. Tu n'as pas à juger de la qualité de leurs souhaits, ton rôle consiste seulement à t'évertuer à les satisfaire.

— Qui a inventé ces règles? Qui voit un intérêt à ce que leurs vœux soient exaucés? Est-ce Dieu?

Edmond Wells fait semblant de ne pas avoir entendu la question. Il penche son visage sur mes œufs avec des mines de gâte-sauce tourmenté. Il modifie les angles de vue, médite et annonce:

— Maintenant que tu as assimilé les cinq leviers, je vais t'enseigner les trois tactiques. De la plus simple à la plus compliquée. Premièrement, la tactique de «la carotte et du bâton». Il s'agit de faire avancer le client, soit par la promesse d'une récompense, soit par la menace d'une punition. Deuxièmement, la tactique du «chaud et froid». Alterner très vite les bonnes et les mauvaises surprises afin de rendre le client plus malléable. Troisièmement, la tactique de «la boule de billard». Agir sur une personne qui agira sur ton client.

Puis, satisfait d'avoir dispensé sa sapience du jour, mon mentor s'en va. À peine s'est-il éloigné que Raoul Razorbak, mon tentateur, apparaît derechef.

— Suivons-le.

Discrètement, nous avançons parmi les arbres jusqu'à une anfractuosité où Edmond Wells, assis en tailleur, paumes en avant, considère fixement un œuf et non pas trois. Les instructeurs auraient-ils donc charge d'âmes particulièrement triées sur le volet?

L'œuf unique scintille.

Edmond Wells bouge les lèvres. Il lui parle:

— Es-tu prêt, Ulysse Papadopoulos? Voici une nouvelle entrée pour l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu.

Et de réciter un chapitre concernant l'influence des langues sur la pensée. Je n'en crois pas mes oreilles.

Edmond Wells dicte des informations à un humain. Mais pas à n'importe quel humain, je me morigène aussitôt. Raoul avait raison. Notre instructeur se sert d'un médium pour transmettre son savoir car, plus que tout, il redoute que ne disparaissent les idées non consignées sur un support matériel.

— Ce mortel, cet Ulysse Papadopoulos, en sait donc davantage que les anges sur leur territoire, chuchote mon ami. Descendons le voir. Ça devrait être intéressant…

51. ENCYCLOPEDIE

QUESTION DE LANGUE: La langue que nous utilisons influe sur notre manière de penser. Par exemple, le français, en multipliant les synonymes et les mots à double sens, autorise des nuances très utiles en matière de diplomatie. Le japonais, où l'intonation d'un mot en détermine le sens, exige une attention permanente quant aux émotions de ceux qui s'expriment. Qu'il y ait, de surcroît, dans la langue nippone plusieurs niveaux de politesse contraint les interlocuteurs à situer d'emblée leur place dans la hiérarchie sociale.

Une langue contient non seulement une forme d'éducation, de culture, mais aussi des éléments constitutifs d'une société: gestion des émotions, code de politesse. Dans une langue, la quantité de synonymes aux mots «aimer», «toi», «bonheur», «guerre», «ennemi», «devoir», «nature» est révélatrice des valeurs d'une nation.

Aussi faut-il savoir qu'on ne pourra pas faire de révolution sans commencer par changer la langue et le vocabulaire anciens. Car ce sont eux qui préparent ou ne préparent pas les esprits à un changement de mentalité.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

52. JACQUES. 7 ANS

Pour Noël, j'ai eu mon engin spatial. Je l'ai trouvé dans une boîte au pied du sapin. Comme j'étais content! J'ai embrassé mes parents et nous avons mangé des trucs gras pour «faire la fête». Foie d'oie, huîtres, saumon fumé avec de la crème d'aneth, dinde avec une sauce aux marrons, bûche au beurre.

Je ne comprends pas ce qui leur plaît tant dans ces mets de fête.

Ma grande sœur Suzon me dit que le foie gras provient d'une oie gavée de force jusqu'à ce qu'elle attrape un énorme foie, ma petite sœur Marthe renchérit en assurant qu'on jette les homards vivants dans l'eau bouillante pour les faire cuire et maman nous demande de vérifier que les huîtres sont bien vivantes en leur expédiant une giclée de citron. Si elles bougent, elles sont bonnes à consommer.

Après le bon repas, nous avons raconté des blagues. Papa en a sorti une qui m'a fait bien rire.

— C'est l'histoire d'un type renversé par un camion. Il se relève et alors il est renversé par une moto. Il se relève et alors il y a un cheval qui l'envoie valser. Il se relève et alors il se prend un avion en pleine figure. À ce moment, il y a quelqu'un qui crie: «Arrêtez le manège, il y a un blessé!»

Je n'ai pas compris tout de suite mais, quand j'ai saisi, j'ai ri pendant une heure. Les blagues que je ne comprends pas immédiatement sont celles qui m'amusent le plus ensuite.

Les blagues sont comme des petits contes. Les bonnes blagues nécessitent un décor, un personnage, une situation de crise ou un suspense qu'il faut mettre en place très vite, sans une parole de trop. Elles exigent aussi une fin surprenante, et ça, ce n'est pas si commode à trouver. Il faut que j'apprenne à inventer des blagues, ça me paraît un bon exercice.

Les blagues présentent l'avantage de pouvoir être testées en direct. On les raconte et on voit tout de suite si elles font rire. On ne peut pas tricher. Lorsqu'ils ne comprennent pas ou ne trouvent pas ça drôle, les gens ne se forcent pas à rire. J'ai tenté ma chance.

— Vous savez comment on ramasse la papaye?

Tout le monde a dit non.

— Avec une fou-fourche!

Tout le monde a souri. Personne n'a ri. Raté.

— Il est gentil, a dit maman en me passant la main dans les cheveux.

Vexé, je me suis enfui aux toilettes et je m'y suis calfeutré après avoir poussé la targette. Ça a été ma vengeance. Ensuite, j’ai occupé les lieux et j’ai interdit à quiconque d'y pénétrer. À bout d'arguments, mon oncle a proposé d'enfoncer la porte. «Quand même pas», a dit papa. J'ai gagné. Les W-C, c'est vraiment le refuge absolu.