Les jours suivants, je me suis bien amusé avec mon engin spatial. Pour qu'il atterrisse sur une planète, j'ai fabriqué un monde extraterrestre plus cinq petits bonshommes avec du papier toilettes, de la colle et des lanières de bouteilles en plastique. Ma planète est rouge avec un ciel rouge et de l'eau rouge. J'ai tout peint en rouge avec le vernis à ongles à maman, mais elle ne s'en est pas encore aperçue.
Ensuite, j'ai entrepris d'écrire l'aventure de mes héros. C'est l'histoire de quatre astronautes qui débarquent sur une planète rouge où il n'y a que des guerriers extraterrestres très puissants qui n'ont peur de rien. Ils lient amitié avec eux et apprennent leur code d'honneur et leur art de combattre, lesquels sont très différents de ceux en vigueur sur la Terre.
Mona Lisa a croqué un de mes astronautes. Ça m'a donné l'idée d'ajouter à mon histoire un monstre, l'Angora géant, à fuir à tout prix. Ce que j'aimerais maintenant, c'est trouver quelqu'un pour lui lire mon histoire. Si c'est pour moi tout seul, à quoi ça sert d'écrire?
53. VENUS. 7 ANS
Tout s'est passé très vite.
On essayait des habits avec maman dans un magasin chic pour enfants de Beverly Hills quand un homme s'est approché de nous, m'a caressé les cheveux. Maman m'a toujours recommandé: «Ne te laisse pas toucher, ne prends pas de bonbons si un étranger t'en offre et ne suis jamais un inconnu.» Mais cette fois, elle était avec moi et elle n'a pas chassé le monsieur.
— Je veux la photographier. Je suis photographe pour un grand catalogue de vêtements d'enfants, a-t-il déclaré.
Maman a répondu qu'elle était elle-même mannequin, qu'elle connaissait le métier et qu'elle n'avait pas envie que sa fille entre dans cet enfer.
Ensuite, je ne sais pas pourquoi, ils ont parlé chiffres. Chaque fois que le type en disait un, maman annonçait un chiffre au-dessus. C'était comme un jeu. C'est maman qui a eu le dernier mot et nous sommes rentrées à la maison.
Une semaine plus tard, maman m'a accompagnée dans un endroit très éclairé. Tout le monde s'est affairé autour de moi. On m'a maquillée. On m'a coiffée. On m'a habillée. Tout le monde disait que j'étais belle, mais ça, je le sais depuis longtemps. Une dame a assuré que j'étais «plus que belle». Parfaite.
Bon, s'ils ne remarquaient pas tout seuls mon point faible, mon nez trop long, je n'allais pas le leur révéler. Ils ont commencé par m'asseoir sur une chaise pour me photographier sous tous les angles. J'adore le petit bruit des flashes. Ça ronronne comme un animal sur le point de bondir puis l'éclair jaillit et ça recommence.
Ensuite, j'ai fait semblant de jouer à la poupée sur fond de nuages. Maman me contemplait avec fierté. Le monsieur était là et ils ont encore joué aux chiffres et c'est maman qui a encore eu l'air de gagner. Maman a souligné que j'avais accompli quelque chose d'extraordinaire et, pour me récompenser, elle m'a donné le droit de faire un vœu. Quel qu'il soit, il serait exaucé.
J'ai souhaité être vraiment parfaite.
— Tu es parfaite, a dit ma mère.
J'ai sangloté.
— Non. Mon nez est beaucoup trop long. J'ai besoin d'une opération esthétique.
— Tu plaisantes? a ri ma mère.
J'ai insisté:
— Tu t'es bien fait opérer, toi. Tes «rides», ta «culotte de cheval»…
Il y a eu un silence. Maman a hésité puis elle a déclaré:
— Très bien, tu entreras dans l'histoire comme ayant été la fillette la plus précoce en matière de chirurgie esthétique. Allons-y.
Je me suis retrouvée dans une clinique spécialisée avec pour chirurgien le Dr Ambrosio Di Rinaldi, un ancien sculpteur reconverti dans le travail de la chair. On le surnomme le «Michel-Ange du bistouri». Il paraît que c'est lui qui a lancé la plupart des actrices à la mode et non pas leurs attachées de presse et leurs agents. Les chirurgiens sont les véritables révélateurs de talents. Mais chut, c'est un secret, le grand public n'est pas au courant. Ambrosio est tellement talentueux qu'il est capable d'opérer en anticipant sur ma croissance future.
On m'a endormie sur une table et quand je me suis réveillée, mon visage était couvert de bandages. J'avais hâte de voir mon nez, mais il fallait que je patiente quelques jours, le temps que tout se ressoude.
En attendant que les traces de l'opération disparaissent, je suis restée dans ma chambre. J'ai regardé mon film préféré, Cléopâtre, avec Liz Taylor. Liz Taylor est la plus belle femme du monde. Quand je serai grande, je serai Liz Taylor. La vraie Cléopâtre avait, paraît-il, elle aussi, le nez trop long. Peut-être est-ce là la malédiction des gens trop beaux? Mais j'ai un avantage sur elle. À l'époque de Cléopâtre, on n'avait pas encore inventé la chirurgie esthétique, même si on connaissait déjà l'art des bandages.
Mon opération du nez n'est qu'une première étape dans ma conquête du grand public.
Mon souhait à présent, c'est de devenir une star.
54. IGOR. 7 ANS
Depuis sa victoire sur nous, Piotr a accru ses exigences. Il a étendu son racket à tous les dortoirs. Son couteau à cran d'arrêt lui permet de faire régner sa loi.
À l'atelier, nous travaillons depuis peu à l'empaquetage des cigarettes. Piotr nous a donc ordonné de piquer régulièrement un paquet et de le lui remettre. Il a développé un tel trafic qu'il a réussi à mettre dans le bain plusieurs de nos surveillants adultes.
Piotr s'est entouré d'une garde rapprochée avec des lieutenants qui sèment d'autant plus la terreur dans nos rangs qu'ils jouissent de la bénédiction de nos gardiens. Quand ceux-ci veulent obtenir quoi que ce soit de nous, ils passent par l'intermédiaire de Piotr qui sait comment nous contraindre à obtempérer. Il a inventé toute une échelle de supplices pour les récalcitrants ou ceux qui rechignent à payer ce qu'il appelle l'«impôt piotrien». Cela va des brûlures de cigarettes aux estafilades à coups de couteau en passant par les tannées en tout genre.
J'en ai assez de cet endroit. Même mes amis les trois V, Vassili, Vania et Vladimir, ont fini par se soumettre à l'autorité de Piotr qui exige qu'on le considère comme un «tsarévitch».
Face à son groupe et à son organisation, ma force ne me sert à rien. Que je frappe à peine l'un d'entre eux et tous me tombent sur le râble.
Piotr a élu Vania comme souffre-douleur. Pour un oui ou pour un non, ses acolytes lui infligent gnons et éraflures. On a bien tenté de le protéger à l'occasion, mais alors c'est nous qui avons pris la pâtée et les surveillants n'ont rien fait pour nous protéger.
Vassili a réagi à la situation: «Il faut fuir cet orphelinat d'enfer», a-t-il dit. Nous avons donc décidé de creuser le tunnel pour nous évader. Notre dortoir n'est pas très éloigné du mur d'enceinte. Si tout va bien, on pourra tous les quatre voler librement de nos propres ailes dans un monde sans Piotr, sans ses acolytes et sans nos surveillants.
Ce matin, je suis convoqué chez le directeur. Je m'y rends en traînant les pieds et je le trouve en compagnie d'une grande personne en uniforme. Vu la flopée de médailles que le type arbore sur son plastron, ce doit être un type ultra-important. Le directeur s'adresse à moi d'une voix douce:
— Igor, je suis désolé.
— J'ai rien fait, m'sieur, c'est pas moi, dis-je spontanément en pensant qu'ils ont découvert notre tunnel.
Le directeur fait mine de n'avoir rien entendu.
— Igor, je suis désolé car tu vas devoir quitter cet établissement qui est pour toi, je le sais, comme une famille. Une nouvelle étape s'ouvre devant toi…
— La prison?
— Mais non! se récrie-t-il. L'adoption.