— C'est pas difficile. Les adultes ne s'attendent pas à ce qu'une fillette les agresse, alors je fonce. Ensuite, ils jouent en défense. Quand ils sont en défense, ils deviennent prévisibles et ils ont un coup de retard.
Martine affirme que, pour gagner, il faut respecter trois grands principes. En début de partie, sortir au plus vite ses pièces de derrière la ligne de défense afin qu'elles puissent entrer en action. Ensuite, occuper le centre. Enfin, fortifier ses points forts plutôt que de chercher à conforter ses points faibles.
Les échecs deviennent une passion. Avec Martine, nous nous lançons dans des parties chronométrées où il faut réfléchir non pas sur un seul coup mais sur les six à venir qui s'enchaîneront en toute logique.
Martine dit que je suis bon à l'attaque mais pas terrible en défense, alors je lui demande de m'apprendre à mieux me défendre.
— Non, rappelle-toi. Il vaut mieux fortifier ses points forts que combler ses points faibles. Je vais t'en-seigner à être encore plus efficace en attaque, car ainsi tu n'auras plus besoin d'apprendre à te défendre.
Et c'est ce qu'elle fait. Je réfléchis de plus en plus vite. Quand je joue, j’ai l'impression que l'espace et le temps se résument à cet échiquier où se noue un drame. À chaque coup, j'ai l'impression que dans ma tête une souris se hâte dans un labyrinthe en explorant tous les chemins possibles pour sélectionner au plus vite le meilleur.
Martine apporte une anecdote tirée d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe intitulée Le Joueur d'échecs de Maelzel. C'est l'histoire d'un automate qui bat tout le monde aux échecs. À la fin, on apprend qu'en fait un nain était caché à l'intérieur de la machine. Quelle trouvaille que cette chute! J'en ai des frissons de plaisir! En plus il paraît que cela s'est vraiment produit.
Martine, Edgar Allan Poe et les échecs donnent un sens nouveau à ma vie. Maintenant j'introduis beaucoup de suspense dans mes histoires dont la plupart ont pour base les échecs. Souvent les personnages de mes récits sont pris dans une partie dont ils ne connaissent pas les règles car ces fictions sont régies par des lois invisibles qu'ils ne sont pas à même d'imaginer.
Je propose à Martine de lui lire ma prochaine histoire. Elle accepte. Aurais-je enfin trouvé un lecteur? Je lui chuchote à l'oreille l'aventure de deux globules blancs qui enquêtent dans un corps humain pour y retrouver un microbe. Quand ils l'attrapent, ils constatent que le microbe a pour seule ambition de s'intégrer à la société des cellules du corps humain. À la fin, le microbe est accepté dans le corps, mais seulement à l'endroit où il peut se rendre utile.
— C'est-à-dire?
— Dans le système digestif, pour contribuer à la dégradation de la nourriture.
Elle rit:
— Pas mal trouvé. Ça t'est venu comment?
— J'ai vu une émission sur les microbes à la télé.
— Non, ce que je te demande, c'est comment t'est venue l'envie de rechercher un monde meilleur car ton microbe, en fait, il est en quête d'une société idéale.
— Il me semble que notre organisme est déjà une société idéale. Là-dedans, pas de compétition, pas de chefs, tout le monde est à la fois différent et complémentaire, et pourtant tout le monde agit dans l'intérêt général.
Martine dit que mon histoire est très jolie. Elle dépose un bisou sur ma joue, j'essaie de lui en donner un en retour, mais elle me repousse.
— Quand tu auras écrit d'autres histoires, je veux bien que tu me les lises, souffle-t-elle.
59. IGOR. 7 ANS
Mes nouveaux parents doivent venir me chercher ce soir. J'ai enfilé le simili-smoking en nylon noir qu'on nous a distribué pour les fêtes. J'ai ciré mes chaussures avec du saindoux. J'ai bouclé ma valise. Je ne parle plus aux autres. À midi, je ne mange pas. Je crains trop de tacher mon costume. J'ai parcouru un livre sur les bonnes manières à la bibliothèque. Je sais maintenant que la fourchette se place à gauche de l'assiette et le couteau à droite. Je sais que la viande s'accompagne de vin blanc et le poisson de vin rouge. À moins que ce ne soit le contraire. Je sais qu'il faut donner sa carte de visite aux autres riches qu'on rencontre afin de pouvoir se retrouver ensuite entre nous sans plus croiser de pauvres.
J'ai étudié aussi les médailles. Celles de mon futur papa signalent non seulement qu'il fait partie de l'élite de l'armée de l'air mais qu'en plus il a descendu des avions ennemis. L'armée de l'air… Je me sens déjà prêt à mépriser l'infanterie, l'artillerie et la marine. Vive l'aviation! On plane au-dessus des ennemis et on les tue de loin, sans les voir ni les toucher. Vive l'armée! Vive la guerre! Mort aux ennemis! Mort à l'Occident!
Quand je serai officiellement nommé «fils de colonel», je connaîtrai probablement tous les mouvements de nos troupes, je serai informé de toutes les missions secrètes dont la presse ne pipe mot. Je suis convaincu qu'on nous cache tout ce qui est vraiment intéressant: les massacres, les coups de force et tout ça. Les trois V de mon dortoir m'exaspèrent. Vivement que j'appartienne à une famille de riches, les pauvres commencent à me taper sur les nerfs.
Midi, treize heures, dix-sept heures. Je dis «au revoir» aux surveillants, je m'assieds et j'attends dix- neuf heures dans mon joli smoking du dimanche qui craque un peu aux entournures. Vania survient, me considère avec colère et me lance:
— Ton colonel, je suis sûr qu'il est pédophile.
— Tu dis ça parce que tu es jaloux. Tu ne sais même pas ce que c'est qu'un gâteau au chocolat.
— T'es qu'un lâcheur!
Je comprends que Vania comptait sur moi pour le protéger et l'aider, mais je ne peux pas demeurer à perpétuité à la disposition de tout le monde. Je me calme.
— Toi aussi, un jour ta chance viendra, et alors tu te comporteras exactement comme moi.
Mon papa tout neuf doit venir me chercher à dix-neuf heures. À dix-neuf heures trente, je serai sûrement en famille à manger des gâteaux, de vrais gâteaux avec du vrai beurre et du vrai chocolat.
Dix-huit heures trente. Plus qu'une demi-heure et j'en aurai fini avec cet orphelinat. J'aurai une famille et de l'amour.
Dix-huit heures quarante-cinq. Vassili se plante devant moi, l'air bizarre. Il m'ordonne de le suivre dans la salle des douches. Il y a une petite foule agitée là-bas. Tous les visages sont levés vers le plafond et, au plafond, il y a Vladimir pendu avec une pancarte autour du cou: «A caché des cigarettes pour ne pas payer l'impôt.» Mon copain obèse a dû être difficile à hisser si haut. Il est tout bleu et tire la langue d'une façon grotesque qui rend la scène encore plus terrifiante.
— C'est Piotr… c'est Piotr qui… l'a tué! articule difficilement Vania.
Vassili se tait mais son regard est dur. Il se dirige vers moi, me prend par l'épaule et me mène à une cachette qu'il a aménagée et que je ne connaissais pas. D'un morceau de toile replié, il tire un objet long et brillant. Un couteau.
Je l'examine. Il ne l'a pas trouvé ou acheté. Il l'a fabriqué. Il l'a forgé en douce en dehors des séances à l'atelier de travaux manuels. On dirait un authentique poignard de guerre.
— Tu es le plus fort d'entre nous. À toi de venger Vladimir.
Je suis tétanisé. Je pense à mon nouveau papa, colonel dans l'aviation. Un jour, il me fera monter dans son avion… Un jour, il m'apprendra à piloter… Je revois cette outre de Vladimir, toujours à se goinfrer, toujours un doigt dans le nez, le porc. Je le revois manger, bavant et rotant lourdement. Vladimir.
— Désolé, dis-je à Vassili. Cherche quelqu'un d'autre. Mes nouveaux parents arrivent dans une demi-heure. Je ne suis plus concerné par les bagarres ici.
Je me détourne déjà quand une voix susurre derrière moi: