— Mais c'est Igor… Igor qui lui non plus n'a pas payé l'impôt…
Piotr.
— … tout endimanché qu'il est, Igor. Un vrai gosse de bourgeois. Ce charmant smoking, ça ferait de jolis chiffons à poussière.
Vassili tente imperceptiblement de me glisser le poignard dans la main. Je ne le saisis pas.
— On n'échappe pas à son destin, me murmure-t-il doucement à l'oreille.
— Alors, Igor, on se bat ou tu nous laisses tranquillement tailler des franges à ta veste, histoire de la remettre à la mode?
Ses acolytes se tordent de rire.
Ne pas répondre aux provocations. Tenir encore vingt minutes. Vingt minutes seulement. Avec un peu de chance, peut-être même que mon futur papa sera en avance.
J'esquisse un mouvement de fuite mais mes jambes se dérobent. Le «tsarévitch» et sa bande s'avancent. J'ai encore le choix. Rester coi ou être courageux.
Des enfants d'autres dortoirs se sont approchés et font cercle autour de nous pour profiter du spectacle.
— Eh Igor, t'as les jetons? ironise Piotr.
Mes mains tremblent. Ne pas tout gâcher maintenant.
Piotr lèche amoureusement la lame de son couteau à cran d'arrêt. Le poignard de Vassili est tout proche de ma main.
— Pas possible de bluffer cette fois, chuchote mon ex-ami. Tu n'as pas d'autre choix que d'abattre tes cartes.
Je sais exactement ce que je ne dois pas faire. Surtout ne pas toucher à ce poignard. Je repense aux gâteaux au chocolat, aux virées en avion, aux médailles du colonel. Tenir. Tenir encore une poignée de minutes. Maîtriser mes nerfs. Maîtriser mon cerveau. Dès que je serai bien au chaud chez le colonel, tout cela ne sera plus qu'un mauvais souvenir de plus.
— Regardez comme il a la frousse. Igor le lâche! Je vais te retoucher le portrait.
Mes membres m'abandonnent peut-être mais ma bouche me reste fidèle.
— Je ne veux pas me battre, dis-je péniblement.
Oui, oui, je suis un lâche. Je veux mes nouveaux parents. Il me suffit de fuir vers le couloir pour me retrouver hors de portée du cran d'arrêt. Fuir. Fuir. Il est encore temps.
Vania s'empare alors du poignard et le pose directement sur ma paume pour me contraindre à le prendre. Mes doigts ont un mouvement. Mais non, non, non, ne vous refermez pas sur ce manche, je vous l'interdis. Vania replie un par un mes doigts.
Je revois le visage de maman. J'ai mal à l'estomac. Mes yeux s'injectent de sang. Je n'y vois plus rien. Je sens seulement le poignard qui s'enfonce dans de la chair molle, dans le ventre de Piotr, exactement à l'endroit où moi j’ai si mal.
Piotr me dévisage, l'air surpris. Comme s'il pensait: «Je ne m'attendais pas à ce coup-là. Finalement, tu es moins trouillard que je le croyais.»
Piotr qui ne vit que par la force respecte la force, y compris celle de ses adversaires. Peut-être a-t-il été toujours en quête de celui qui le moucherait pour le compte.
Le temps s'arrête et se fige. Vassili ébauche un léger sourire qui n'étire que les commissures de ses lèvres. Pour la première fois, je lis dans son regard: «Tu es quelqu'un de bien.»
Alentour les enfants applaudissent. Même les lieutenants de Piotr affichent des expressions admiratives. Ils ne s'attendaient sûrement pas à ce que ce soit moi qui l'emporte. Je sais que maintenant, je n'ai plus rien à craindre d'eux. J'ai basculé dans un nouvel univers. J'ai laissé passer ma plus grande chance d'avoir une famille et, pourtant, je me sens bien. Je pousse un cri de bête. Le cri de la victoire sur l'adversaire et de la défaite sur son destin.
Vladimir a été vengé et moi… et moi, j'ai tout perdu.
Mes doigts s'imprègnent du sang de Piotr. J'ai souhaité que Piotr reçoive un coup de couteau dans le ventre. Mon vœu a été exaucé. Comme je le regrette maintenant! Je repousse les acolytes en quête de nouveau chef qui veulent me porter en triomphe.
Le soir même, une voiture fermée vient nous chercher, moi et Vania, pour nous conduire à la prochaine étape de notre parcours personneclass="underline" le centre de redressement pour mineurs délinquants de Novossibirsk.
60. ENCYCLOPEDIE
NIVEAU D'ORGANISATION: L'atome a son propre niveau d'organisation.
La molécule a son propre niveau d'organisation.
La cellule a son propre niveau d'organisation.
L'animal a un niveau d'organisation et au-dessus de lui la planète, le système solaire, la galaxie. Mais toutes ces structures ne sont pas indépendantes les unes des autres. L'atome agit sur la molécule, la molécule sur l'hormone, l'hormone sur le comportement de l'animal, l'animal sur la planète.
C'est parce que la cellule a besoin de sucre qu'elle demande à l'animal de chasser pour recevoir de la nourriture. C'est à force de chasser pour obtenir de la nourriture que l'homme a éprouvé l'envie d'étendre son territoire, tant et si bien qu'il a fini par fabriquer et envoyer des fusées au-delà de la planète.
En retour, c'est parce que l'astronaute connaîtra une panne qu'il se déclenchera un ulcère à l'estomac et, parce qu'il aura un ulcère à l'estomac, certains des atomes qui constituent sa paroi stomacale verront leurs électrons se détacher du noyau.
Zoom arrière, zoom avant, de l'atome à l'espace.
Vue sous cet angle, la mort d'un être vivant n'est que de l'énergie qui se transforme.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.
61. LE GRAND INCA
Les âmes errantes cernent Ulysse Papadopoulos. Chacune lui chuchote à l'oreille:
— Laisse-moi venir en toi.
— Pourquoi voulez-vous venir en moi, saint Raoul? interroge Papadopoulos.
— Tu vois, déplore Raoul, ce mortel perçoit plus facilement les messages des âmes errantes que les nôtres.
Brusquement, je me dis qu'il est probable que certains des prophètes qui ont prétendu s'être entretenus avec des anges n'ont discuté en fait qu'avec des âmes errantes qui se faisaient passer pour nous.
— Laisse-moi venir en toi, répète le fantôme.
Le prêtre grec est perplexe. Il «voit» Raoul mais il ne comprend pas pourquoi, soudain, celui-ci a changé de voix et lui tient pareils propos. Dans le doute, il se met à prier. Mais au fur et à mesure qu'il prie son âme commence à s'élever hors de son corps. Danger.
Je m'interpose:
— Hé! les fantômes! pourquoi donc restez-vous sur Terre?
L'un d'eux consent à se détourner de sa proie pour me répondre:
— Il nous faut nous venger des conquistadors qui nous ont assassinés. Ce moine est un de leurs représentants, aussi allons-nous le hanter et je peux t'affirmer qu'aucun exorciste ne nous chassera hors de son corps.
— Hé! les gars! s'exclame Raoul, vous n'avez pas honte de vous attaquer à un pauvre humain? Choisissez-vous des adversaires à votre mesure!
La remontrance ne les émeut guère.
— Nous en prendre à des anges? Quel intérêt? Nous préférons frapper vos points faibles. Vos «clients», comme vous dites.
Malheureusement, à force de prier, le moine commence à sortir franchement de son corps. Les âmes errantes se placent en collier autour de son crâne du sommet duquel se dégage, bien visible, la forme blanche de son ectoplasme.
Je hurle:
— Non, reste dans ton corps! Arrête de prier!
Mais le moine ne m'entend pas, et les âmes errantes se pressent autour de lui pour l'aider à se dégager plus vite de sa chair. Le pauvre Papadopoulos ne tient plus à son corps que par le mince fil de son cordon d'argent qui s'étire. Le naïf se croit en pleine extase mystique alors qu'il est seulement en train de se faire évincer.