— Heu… Tu as très peur de nous?
— Très.
Ma réaction surprend les racketteurs. D'habitude, les garçons leur répondent toujours qu'ils n'ont pas peur. Comme ça, par bravade. Pour se donner une contenance. Moi, je me moque bien d'avoir une contenance. Je n'ai pas à me montrer courageux.
Le chef de la bande attend que j'affronte son regard en signe de défi, mais moi, je contemple la ligne bleue de l'horizon comme s'ils n'existaient pas.
C'est Martine qui m'a appris à ne pas fixer dans les yeux les chiens dangereux, les voyous et les ivrognes car ils considèrent ça comme une provocation. En revanche, il est recommandé aux échecs de fixer l'arête du nez de l'adversaire pile entre les deux yeux. Ça le déconcentre. «Il a l'impression que tu vois dedans», dit Martine.
Décidément, cette fille m'aura appris beaucoup de choses. Elle m'a enseigné aussi à respecter l'adversaire. Selon elle, une vraie victoire est toujours remportée de justesse. «Si l'on vainc trop facilement l'adversaire, ça ne compte pas.»
— Hé, tu te moques de nous? interroge le racketteur en chef.
— Non.
Encore un conseil de Martine. Il suffit de parler raisonnablement aux énervés pour les mettre mal à l'aise.
Je poursuis tranquillement ma route. Les voyous hésitent. Un agresseur qui hésite, je l'ai appris aux échecs, prend un temps de retard. J'en profite pour les dépasser le plus sereinement possible.
Ma respiration est régulière, mes battements de cœur aussi. Pas la moindre montée d'adrénaline. Bon, je traverse bien l'épreuve et, pourtant, je sais que dans quelques minutes, dès que j'aurai pris conscience du danger traversé, je ressentirai une grande bouffée de panique. Mon cœur accélérera et je tremblerai de terreur. Mais alors l'ennemi sera loin et il n'aura pas le plaisir de jouir de l'effroi qu'il m'a inspiré.
Phénomène étrange, j'ai toujours peur à retardement. Sur le coup, quoi qu'il arrive, je conserve mon sang-froid, je parais calme, et puis un quart d'heure plus tard, ça explose dans ma tête.
Curieux.
J'en parle à Martine. Elle dit que c'est une forme de réaction que j'ai dû mettre au point tout petit. La première fois que j’ai été agressé, j’ai eu si peur que mon cerveau a inventé un mode de survie. Elle pense que mon goût pour écrire des histoires est aussi lié à cette peur ancienne. Dans l'écriture, je me venge, je me défoule. Combien de malfaisants, de monstres, de dragons, d'assassins ai-je déjà taillés virtuellement en pièces rien qu'avec mon stylo?
L'écriture est ma sauvegarde, ma survie. Tant que j'écrirai, les méchants ne me feront pas peur. Et je compte bien sur l'écriture pour m'offrir des échappatoires encore plus spectaculaires.
Je rédige un autre récit à l'intention de Martine. C'est l'histoire d'un garçon poltron et très lâche qui rencontre une femme qui le révèle à lui-même et le protège.
64. IGOR. 8 ANS
Je me plaignais de l'orphelinat de Saint-Pétersbourg, j'avais tort. Le centre de redressement pour mineurs de Novossibirsk est bien pire. À l'orphelinat, on ne mangeait que des raclures de viande mais au moins elles étaient fraîches. Ici, elles sont avariées. Depuis le temps que je suis là, j’ai sûrement développé de superdéfenses immunitaires.
À l'orphelinat, la literie était légèrement moisie. Ici, elle regorge de punaises grosses comme mon pouce. Même les souris en ont peur. À l'orphelinat, ça empestait partout l'urine, ici ça pue partout la charogne.
J'ai longtemps regretté d'avoir choisi de venger Vladimir plutôt que de partir avec le colonel, et puis j'ai appris récemment que mon ex-futur papa avait été arrêté. Il appartenait bel et bien à un réseau de pédophiles. Les copains avaient raison. Si on ne peut même plus se fier aux médailles militaires, alors…
Dès le premier jour on m'a volé mes affaires pendant que je dormais. La nuit, l'établissement résonne de bruits. On entend tout à coup des cris et mon imagination s'emballe sans que je puisse l'arrêter.
Vania est là aussi. Puisque c'est lui qui m'a tendu le poignard, le directeur l'a estimé complice du crime. Dès le premier jour, il a réussi à se faire casser la figure. A croire qu'il attire les coups… Je suis intervenu pour le sauver. Il m'a dit qu'il m'en serait éternellement reconnaissant. Vania est devenu un peu comme un petit frère pour moi.
Ici aussi, on travaille dans un atelier. Orphelins, délinquants, prisonniers, c'est autant de main-d'œuvre bon marché pour les industriels. Je continue à fabriquer des jouets pour les enfants occidentaux.
65. A PROPOS DE NATHALIE KIM
J'ai testé la tactique du chaud et froid sur Venus en alternant les honneurs du travail de mannequin et les mesquineries des disputes de ses parents.
J'ai testé la tactique du billard sur Igor en inspirant à ses amis de le pousser à s'assumer lors de la confrontation avec Piotr.
J'ai testé la tactique de la carotte et du bâton sur Jacques en lui donnant envie de plaire à Martine, tout en lui faisant peur avec une bande de voyous. Leurs âmes se forgent. Je parachève mon travail avec des intuitions, des rêves et en utilisant les chats. Mais j'ai quand même conscience que je n'ai fait que pousser les choses dans leurs pentes naturelles. Edmond a raison, le troupeau avance tout seul. Je rallume mes sphères et m'aperçois que pourtant le résultat n'est pas aussi positif que je l'espérais. En fait, le troupeau n'avance pas tant que ça. Et quand il avance il ne prend pas le chemin le plus droit.
Raoul affiche un air amusé en voyant ma déception.
— On ne peut pas vraiment les aider. On ne peut que les empêcher de commettre les bêtises les plus graves.
Connaissant par cœur le défaitisme de mon ami, je préfère changer de sujet.
— Et cette fameuse Nathalie Kim évoquée par le grand Inca?
Raoul dit qu'il a étudié son cas et que cette fille n'a vraiment rien de spécial. Il ne voit d'ailleurs pas pourquoi elle aurait quelque chose de particulier. Que ce soit dans son karma, son hérédité ou les premiers choix de son libre arbitre, elle démarre un parcours des plus classiques en tant qu'être humain.
— C'est-à-dire?
— C'est-à-dire qu'elle multiplie les sottises.
Il me tend son œuf pour que je l'examine.
Nom: Kim
Prénom: Nathalie
Nationalité: coréenne
Cheveux: noirs
Yeux: noirs
Signe particulier: très rieuse
Point faible: naïveté
Points forts: très mature, très courageuse
Visage de lune, longues tresses brunes, yeux noirs en amande, Nathalie Kim est une gamine espiègle de douze ans. Elle s'habille conformément à la mode hippie des années soixante-dix, sabots et robes indiennes, et vit avec sa famille à Lima, au Pérou, où son père est ambassadeur de Corée du Sud.
Bons parents, bonne couvaison, notation à sa naissance: 564.
Je bondis.
— 564! 564 sur 600! Mais elle est… pratiquement tirée d'affaire.
Raoul Razorbak affiche une moue désabusée.
— Tu parles! C'est seulement une vieille âme. À force de redoubler, comme une élève quelconque, elle a fini par progresser. Mais, au bout du compte, ils piétinent tous devant la ligne d'arrivée.
— Belle comme un cœur, riche, intelligente, avec des parents qui l'aiment, c'est qui au juste ta Nathalie Kim, la Rolls Royce des «clients»?
— Je ne me berce quand même pas trop d'illusions.
J'examine à nouveau l'œuf surprenant. Dans la résidence de l'ambassade, Nathalie Kim est éduquée par des précepteurs en compagnie de ses deux frères plus âgés qu'elle. Ils s'ennuient beaucoup au Pérou où ils ne sont pas libres de sortir à leur gré, alors ils s'inventent des jeux juste pour eux trois. Pour l'heure, Nathalie est occupée à lire à ses frères un ouvrage sur l'hypnose sobrement intitulé: L'Hypnose à la portée de tous. Je me penche sur l'œuf et constate qu'elle est sur le point d'en tester une leçon sur son frère aîné, James, quinze ans.