Les rires sont un peu forcés.
— Heureusement que Jésus n'est pas dans le coin, remarque Buster Keaton avec son sérieux habituel. Il n'aime pas qu'on plaisante avec sa mère…
Groucho Marx reprend:
— C'est l'histoire d'un type qui se lamente tout le temps de ne pas gagner au loto. Son ange gardien lui apparaît et lui dit: «Écoute, je veux bien te faire gagner mais… achète au moins un billet!»
Tous connaissent déjà la blague, mais ils s'esclaffent quand même.
Raoul et moi ne participons pas à l'hilarité générale qui nous semble un peu surfaite.
C'est alors qu'apparaît Marilyn Monroe. Elle court se nicher dans les bras de Freddy. Ange, elle possède toujours cette même grâce, cette magie qui ont fait de Norma Jean Baker une légende. Je pense qu'il est injuste que les stars mortes dans la fleur de l'âge soient encore sublimes ici alors que celles décédées après une longue vieillesse, comme Louise Brooks ou Greta Garbo, conservent à perpétuité l'irréparable outrage des ans.
— Je ne vous présente pas cette demoiselle, dit le rabbin, taquin.
Il lui caresse le bas des reins et si je ne nous savais pas tous ici dépourvus de sexualité, j'imaginerais volontiers une liaison sentimentale entre eux. En fait, ils s'amusent à mimer les anciens gestes d'intimité même si leurs doigts ne rencontrent plus rien de palpable. Je me demande ce que cette belle trouve à ce petit bonhomme rondouillard et chauve et la réponse surgit comme une évidence: l'humour. À Freddy, Marilyn apporte sa grâce. En échange, il lui offre son rire.
— Miss Monroe, raisonnez-le, dit Raoul.
— Désolée, je suis moi aussi traumatisée par l'horreur de l'holocauste. Vous savez, je m'étais convertie au judaïsme avant d'épouser Arthur Miller.
J'aimerais l'interroger sur les véritables circonstances de sa mort, mais le moment ne s'y prête guère.
— Au début, reprend Marilyn, Freddy descendait sur les sites des anciens camps de concentration pour aider les âmes qui y erraient encore à monter au Paradis. Et puis, il a laissé tomber. Il y en a tout simplement trop. Trop d'êtres humains ont vécu des souffrances trop lourdes dans l'indifférence générale du ciel et des nations. Une espèce capable de commettre de tels crimes n'est pas digne d'être sauvée. Pour ma part, je le comprends et moi non plus je ne veux plus rien faire pour les hommes, tranche-t-elle, une rage mal contenue dans la voix.
— Au lieu de désespérer, ne vaudrait-il pas mieux tenter de comprendre? suggère Raoul.
— Très bien. Alors je te pose la question. Pourquoi de tels crimes ont-ils été perpétrés impunément? Je te le demande, pourquoi? pourquoi? POURQUOI??!! crie Freddy.
Un instant déconcerté, Raoul se reprend:
— Parce que le système de l'au-delà est plus complexe qu'il n'y paraît. À nous de découvrir qui décide au-dessus de notre monde des anges. Tant que nous n'aurons pas mis au jour l'horlogerie cosmique en sa totalité, l'holocauste restera un mystère et risquera même de se reproduire. Au lieu de te cantonner dans ta douleur, tu ferais mieux de nous aider à percer les secrets du monde des 7 afin d'empêcher de nouvelles hécatombes.
Mais le rabbin Meyer s'entête:
— L'humanité est incapable d'évoluer. Tout tend vers un processus d'autodestruction. Les hommes ne s'aiment pas entre eux. Ils ne se souhaitent pas du bien. Partout resurgissent les fanatismes, les nationalismes, les intégrismes, les extrémismes… rien n'a changé. Rien ne changera vraiment. L'intolérance est plus que jamais à l'ordre du jour.
À mon tour de plaider en faveur des mortels:
— L'humanité tâtonne. Trois pas en avant, deux pas en arrière, mais au final elle avance. On est à 333 et on va passer à 334 il me semble. Ce sont des mesures irréfutables. Si même nous, les anges, nous renonçons, qui donc pourra sauver les hommes?
Freddy nous tourne subitement le dos, comme lassé de nos suppliques.
— Laissons les mortels livrés à eux-mêmes. Lors qu'ils seront parvenus tout au fond, peut-être retrouveront-ils un instinct de survie pour rebondir.
Rejoignant ses amis, derechef il s'écrie:
— Allons les gars, rions, et laissons l'humanité à son destin!
68. ENCYCLOPEDIE
VANUATU: L'archipel de Vanuatu a été découvert au début du dix-septième siècle par les Portugais dans l'une des zones encore inexplorées du Pacifique. Sa population est constituée de quelques dizaines de milliers d'individus, régis par des codes particuliers.
Il n'existe pas, par exemple, de concept de majorité imposant son choix à une minorité. Si les habitants ne sont pas d'accord, ils discuteront entre eux jusqu'à parvenir à l'unanimité. Évidemment, chaque discussion prend du temps. Certains s'entêtent et refusent de se laisser convaincre. C'est pourquoi la population de Vanuatu passe un tiers de ses journées en palabres afin de se persuader du bien-fondé de ses opinions. Lorsqu'un débat concerne un territoire, la discussion peut durer des années, voire des siècles, avant de déboucher sur un consensus. Entre-temps, l'enjeu restera en suspens.
En revanche lorsque enfin, au bout de deux ou trois cents ans, tout le monde se met d'accord, le problème est véritablement résolu et il n'existera pas de rancœur car il n'y aura pas de vaincus.
La civilisation de Vanuatu est d'ordre clanique, chaque clan appartenant à un corps de métier différent. Il y a le clan spécialisé dans la pêche, le clan spécialisé dans l'agriculture, la poterie, etc. Les clans procèdent entre eux à des échanges. Les pêcheurs offriront, par exemple, un accès à la mer en échange de l'accès à une source en forêt.
Les clans étant spécialisés, lorsque naît dans un clan d'agriculteurs un enfant montrant des dons innés pour la poterie, il quittera les siens pour être adopté par une famille de potiers qui l'aidera à exprimer son talent. Il en ira de même pour un enfant de potiers attiré par le métier de la pêche.
Les premiers explorateurs occidentaux ont été choqués en découvrant ces pratiques car ils s'imaginaient de prime abord que les habitants de Vanuatu se volaient leurs enfants les uns les autres. Or il n'y a pas là rapt, mais échange en vue de l'épanouissement optimal de chaque individu.
En cas de conflit privé, les habitants de Vanuatu usent d'un système complexe d'alliances. Si un homme du clan A a violé une fille du clan B, ces deux clans n'entreront pas directement en guerre. Ils feront appel à leur «représentant en guerre», c'est-à-dire à un clan extérieur auquel ils sont liés par serment. Le clan A aura ainsi recours au clan C et le clan B au clan D. Ce système d'intermédiaires jette dans la bataille des gens peu motivés pour s'étriper puisqu'ils ne sont pas directement concernés par les griefs des uns et des autres. Au premier sang versé, chacun préfère renoncer en considérant avoir rempli son devoir envers son allié. À Vanuatu, il n'y a ainsi que des guerres sans haine et sans acharnement par vaine fierté.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.
69. JACQUES. 14 ANS
Le monde scolaire est ma prison. Les W-C sont mon refuge. Quand je m'y retrouve, naturellement j'y fais le point. Mes notes scolaires se sont un peu améliorées, mais sans une très bonne mémoire je ne pourrai jamais exceller.