Ne rien faire: c'est ravaler sa rancœur et agir comme si l'on n'avait pas perçu l'agression. C'est l'attitude la mieux admise et la plus répandue dans les sociétés modernes. Ce qu'on appelle l'«inhibition de l'action». On a envie de casser la figure à l'adversaire, mais étant donné qu'on a conscience du risque de se donner en spectacle, de prendre des coups en retour et de rentrer dans une spirale d'agression, on ravale sa rage. Dès lors, ce coup de poing qu'on n'inflige pas à l'adversaire, on se l'assène à soi-même. Dans ce type de situation fleurissent les maladies psychosomatiques: ulcères, psoriasis, névralgies, rhumatismes…
La troisième voie est la fuite. Il en existe de plusieurs sortes:
La fuite chimique: alcool, drogue, tabac, antidépresseurs, tranquillisants, somnifères. Elle permet d'effacer ou tout au moins d'atténuer l'agression subie. On oublie. On délire. On dort. Donc ça passe. Mais ce type de fuite dilue aussi le réel et, peu à peu, l'individu ne supporte plus le monde normal.
La fuite géographique: elle consiste à se déplacer sans cesse. On change de travail, d'amis, d'amants, de lieux de vie. Ainsi on fait voyager ses problèmes. On ne les résout pas pour autant, mais on leur fait changer de décor, ce qui est déjà en soi plus rafraîchissant.
La fuite artistique, enfin: elle consiste à transformer sa rage, sa colère, sa douleur en œuvres d'art, films, musiques, romans, sculptures, tableaux… Tout ce qu'on ne s'autorise pas à clamer, on le fait dire à son héros imaginaire. Cela peut ensuite produire un effet de catharsis. Ceux qui verront les héros venger leurs propres affronts bénéficieront aussi de l'effet.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.
79. FREDDY AVEC NOUS
— Une autre planète! Vous plaisantez!
Cette fois, Freddy Meyer est touché. Certes, notre ami est convaincu que l'humanité court à sa perte, cependant la curiosité l'emporte. Il veut découvrir comment fonctionne ailleurs une «autre humanité». Il veut savoir si l'autodestruction est propre sur toutes les planètes aux espèces intelligentes ou si elle est réservée à la seule espèce humaine terrienne.
Il s'assied et nous convie à prendre place à ses côtés. La position assise n'apporte en fait que peu de confort particulier puisque nous lévitons, mais c'est une habitude humaine que nous nous plaisons à reproduire. En souvenir sans doute de ces longues discussions que nous avions jadis lorsque nous dînions tous ensemble autour de la grande table des Buttes-Chaumont.
— Débusquer cette planète ne sera pas facile, soli loque le rabbin. Notre galaxie, la Voie lactée, comporte à elle seule 200 milliards d'étoiles. Autour de chaque
étoile tournent en moyenne une dizaine de planètes, on a du pain sur la planche, les amis.
Raoul rappelle que, libérés de la matérialité, nous voyageons à des vitesses vertigineuses.
— Oui, mais dans un cosmos d'une taille colossale, cela revient au même que de voyager lentement dans un petit territoire… Tout est relatif, souligne Freddy.
— Et puis, par où commencer? Vers où nous diriger? Dénicher une planète habitée parmi toutes les planètes non habitées, c'est comme rechercher une aiguille dans une botte de foin, déploré-je à mon tour.
Du coup, ma remarque semble réveiller Freddy.
— C'est une question de méthode. Pour retrouver une aiguille dans une botte de foin, il suffît d'y mettre le feu puis de fouiller les cendres avec un aimant.
Son visage brille différemment. S'il n'était ange et aveugle, peut-être reconnaîtrais-je la même flamme qui nous anima jadis lorsque nous partîmes ensemble conquérir les mondes supérieurs.
— Allez… en avant pour repousser les limites de l'inconnu!
Raoul, qui en tremble de plaisir, complète:
— En avant pour la conquête du… pays des Dieux!
2. DES ŒUFS ET DES ÉTOILES
80. VENUS. 17 ANS
Depuis le départ de papa, je vis avec maman et ce n'est vraiment pas facile. Tous ses petits travers me deviennent insupportables au quotidien.
Le soir nous dînons le plus souvent en tête à tête et nous nous disputons. Maman me reproche de ne pas surveiller assez ma ligne. J'avoue qu'après ma période anorexique, j'ai enchaîné sur une période de boulimie. C'est l'absence de papa qui me donne faim. Je mange des tas de gâteaux. Les gâteaux m'aident à supporter la vie, ma mère et l'ambiance de plus en plus insupportable des studios de photo.
Maîtriser son corps c'est bien, se laisser aller c'est encore mieux.
J'ai dix-sept ans et il me semble avoir déjà beaucoup vécu et beaucoup mangé. Dans ma période anorexique, j'étais descendue à trente-cinq kilos. Dans ma phase boulimique, j'en suis déjà à quatre-vingt-deux. Il faut dire que quand je mange, je mange. Pas seulement des gâteaux d'ailleurs, des boîtes de haricots à la tomate que j'avale froids, sans les réchauffer. Du sucre en morceaux. De la mayonnaise que je tète directement au tube comme un biberon. Et puis du pain beurré saupoudré de poudre de cacao. Ça, je peux en manger des tonnes.
Maman ne me parle que pour m'adresser des reproches. Je lui ai pourtant dit que plus elle m'enguirlande, plus ça me donne faim. Effet boomerang, après ma découverte de la maîtrise de mon corps par la gestion de la nourriture, ma carcasse me dégoûte de plus en plus. Je la considère comme une poubelle que je remplis pour me punir.
J'ai tout le temps quelque chose dans la bouche, un chewing-gum, un bonbon, un bout de réglisse et je rumine.
Dès que j'ai pris du poids, les agences de mannequins ont moins insisté pour m'avoir. Il y a même eu des petits malins pour me proposer des photos après/ avant qu'on passerait à l'envers dans des publicités avant/après. On vanterait ainsi les régimes miracles censés m'avoir fait mincir.
Maman me couvre de reproches. Non seulement je ne rapporte plus d'argent mais, en plus, mes agapes coûtent cher. Et plus maman me fait la leçon, plus j’ai faim.
Seule source de satisfaction: Jim. Jim est un garçon adorable. Un jour que ma mère me lançait des assiettes à la figure pour me convaincre qu'elle avait raison, j’ai claqué la porte soi-disant pour faire une fugue et j'ai rencontré Jim, le voisin d'à côté. Il est étudiant en géographie. Moi, qui en raison de ma carrière précoce de mannequin n'ai pas fait beaucoup d'études, ça m'impressionne.
Nous avons longuement parlé des pays lointains. Il m'a expliqué combien le monde est vaste et combien mes problèmes sont relativement minimes face à cette immensité, Ça m'a plu. On s'est embrassés sous la lune.
Nous avons fait l'amour une semaine plus tard. C'était la première fois. Ça ne s'est pas très bien passé.
J'essaie de cesser de manger, mais je n'y parviens pas. Mon combat contre la nourriture est vraiment ardu. Je décide donc d'avaler des laxatifs pour que les aliments ne s'attardent pas dans mon corps. Depuis peu, j'ai même mis au point une bonne technique pour vomir. Il suffit de s'enfoncer deux doigts au fond de la gorge pour tout régurgiter dans la cuvette des toilettes.
Je demande à Jim s'il me trouve trop grosse.
— J'aime les grosses, répond-il.
Je dis que, dans le temps, avant d'être grosse, j'étais si belle que j'étais top-model et que j'espérais devenir Miss Univers. Il me rétorque que pour lui je suis la plus belle fille de l'univers.
Pour rester dans cette bonne impression, je préfère qu'on ne fasse pas l'amour ce soir-là et nous nous quittons sur un chaste baiser. Cela redouble ma détermination. Je vais reprendre mon corps en main. Je serai Miss Univers!