J'ai raté mon bac. Il va me falloir réussir sans.
Je me sens de plus en plus «rat autonome». Je préfère sortir du Système.
Mes parents m'admonestent. Ils en ont assez de ma paresse et de mes lubies. Trois choix s'offrent à moi: combattre, refouler ou fuir.
J'opte pour la fuite.
Le lendemain, je casse ma tirelire, compte l'argent gagné grâce à la vente de mes nouvelles et prends le train pour Paris avec pour seuls compagnons Mona Lisa, le chat, et mon ordinateur. En un après-midi, je déniche un studio au sixième étage sans ascenseur du côté de la gare de l'Est. Le lit occupe quatre-vingt-dix pour cent de la pièce.
Mona Lisa est furibarde car je n'ai pas la télévision. Elle saute comme une hystérique. Elle pointe des pattes les prises électriques et les prises d'antenne, au cas où je ne les aurais pas encore remarquées.
Quelques jours à tourner en rond sans télévision et Mona Lisa plonge dans la prostration. Elle ne mange pas, refuse mes caresses, ne ronronne plus et crache dès que je l'approche.
Hier, j'ai trouvé Mona Lisa morte sur la table où j'aurais pu poser un téléviseur… Je l'enterre derrière un fourré, dans un jardin public. En guise de pierre tombale, je plante au-dessus de la petite fosse une télécommande récupérée dans une poubelle. Je me rends ensuite à la SPA et j'adopte Mona Lisa Il, laquelle est exactement semblable à Mona Lisa I dans sa jeunesse: même fourrure, même regard, même attitude.
Cette fois, je ne commets pas la même erreur. J'économise sur mon budget nourriture le premier versement nécessaire à l'achat d'un petit téléviseur d'occasion. Je le laisse allumé du matin au soir et Mona Lisa Il reste plantée devant, à battre langoureusement des paupières.
C'est peut-être la conséquence d'une évolution globale de l'espèce. Il n'y a plus rien dans mes chattes du félin sauvage qui sommeillait en elles. Il ne reste que des animaux obèses et adaptés non plus à la jungle mais à la télévision, aux salons au plancher recouvert de moquette et refusant la viande crue pour n'engloutir que des croquettes.
Je remarque quand même une petite différence entre mes deux Mona Lisa: alors que la première aimait les jeux quiz, la seconde frétille de plaisir en regardant les actualités. Je ne sais pas pourquoi ce chat apprécie autant les guerres, les crises économiques et les tremblements de terre. Un animal pervers, sans doute.
Mais il me faut payer mon loyer et les traites de la télé. La vente de mes nouvelles ne suffit pas. J'alterne les petits boulots. Distributeur de publicités dans les boîtes aux lettres. Livreur de pizzas.
Serveur dans une brasserie.
Je sers de treize heures à minuit. La vie d'un commis de restaurant n'est pas vraiment drôle. Les gens des cuisines sont irascibles, et les dîneurs capricieux et impatients. Le patron ajoute à la pression. Un collègue compatissant m'explique que pour ne pas sans cesse subir, au risque de s'en rendre malade, il faut se venger. Il me montre comment s'y prendre. Un de ses clients est désagréable? Il crache aussitôt dans son assiette.
— C'est pas grand-chose, mais ça m'évite d'avoir un ulcère.
À force de courir de la salle aux cuisines et des cuisines à la salle, j'attrape des cors. Les pourboires sont maigres. Le soir, je rentre fourbu et je regarde les actualités.
Guerre en Tchétchénie.
Panique en Europe à cause de la crise du porc fou. (En consommer provoque une dégénérescence des cellules du cerveau et des symptômes semblables à ceux de la maladie de Parkinson.) Les éleveurs manifestent contre l'injonction de la commission de Bruxelles d'abattre leur cheptel contaminé.
Assassinat d'une célèbre actrice par le maniaque qui s'en prend avec prédilection aux plus jolies actrices de Hollywood. Il les étrangle avec un lacet.
Montée des cours de la Bourse. Encore une réforme du système fiscal avec pour résultat une hausse des impôts. Grève des transports publics. Élection de Miss Univers. Élection d'un nouveau pape au Vatican…
Le pape… Je songe un moment à reprendre ma nouvelle, «Le sous-pape», pour en faire un roman mais, à la vitesse où le monde évolue, ce récit de science-fiction risque de se retrouver dépassé par la réalité. Ils sont vraiment capables de choisir un ordinateur pour pape. Je reprends donc mon roman sur les rats.
Je m'invente des règles de travail. Je décide d'écrire tous les jours de huit heures du matin à midi et demi, quoi qu'il arrive, où que je sois, avec qui que je sois. J'achète à crédit un autre ordinateur, portable et à écran plat celui-là, et je m'inscris à un cours de dactylographie pour apprendre à taper de plus en plus vite.
87. IGOR. 17 ANS ET DEMI
Je tape dans le ventre du type jusqu'à ce qu'il parle. Il finit par révéler que la batterie antichar est dissimulée dans les granges là-haut, sur la montagne. Les copains me félicitent.
Puis ils vont descendre le type dans les fourrés. Nous avons été envoyés sur le front sud après un entraînement aussi rapide qu'intensif de trois semaines.
J'ai vite appris le métier. On fonce, on tue, on ramène des prisonniers, on les torture, ils parlent et on apprend comme ça notre objectif du lendemain.
Inutile de dire qu'après le quartier d'isolement sensoriel, la guerre en Tchétchénie, c'est le paradis.
Notre commando a été baptisé «Les Loups» par le colonel Dukouskoff, et nous arborons tous une tête de loup en écusson sur notre uniforme. Je me sens bien dans ma peau de loup. La forêt, la lutte, la fraternité avec les autres loups semblent inscrites depuis toujours en moi. Je n'ai fait que réveiller le fauve assoupi.
Nous avons installé un campement et nous dînons autour d'un feu de bois. Je ne suis pas le seul orphelin dans ce commando, ni le seul ancien du centre de redressement pour mineurs de Novossibirsk, ni le seul ancien de l'asile d'aliénés de Brest-Litovsk.
Nous n'avons pas besoin de nous parler. Nous avons subi des blessures terribles dans notre jeunesse et nous sommes venus ici précisément pour en infliger aux autres.
Nous n'avons plus rien à perdre.
Notre sergent-chef nous a inculqué ceci: «La force n'a aucune importance, ce qui compte c'est la rapidité.» Et il a insisté sur la devise de notre commando de Loups: «Sois rapide ou sois mort.»
Il nous a dit aussi: «Entre le moment où l'adversaire s'apprête à frapper et celui où vous allez recevoir le coup dans la gueule, il s'écoule un temps infini.»
Depuis, je parviens à accomplir un tas de choses entre l'instant où j'aperçois la petite lueur dans un regard et celui où le coup m'arrive.
Le sergent nous contraint à toutes sortes d'exercices pour développer cette maîtrise du temps. Entre autres, il nous a appris à jongler. Lorsque l'on jongle, on lance une balle puis une deuxième avant que la première ne soit retombée et ainsi de suite. La notion de seconde devient subitement plus large. Si en une seconde, la plupart des gens comptent jusqu'à deux, moi j'arrive à sept. Ce qui signifie que j'ai davantage de chances de rester en vie que «la plupart des gens».
Tout à l'heure, deux autres commandos nous rejoindront, nous constituerons un groupe de trente-cinq hommes chargés de prendre la position occupée au sommet de la montagne par une cinquantaine de guerriers tchétchènes soutenus par les villageois du coin.
Encore une fois les stratèges en cravate du quartier général n'interviennent pas et nous laissent carte blanche. Tant mieux! J'examine avec des jumelles l'objectif à atteindre. Ça ne va pas être du gâteau. Il y a tout près une forêt où peuvent se dissimuler des renforts.
Les pots de graisse de camouflage passent de main en main et nous nous recouvrons le visage de peintures de guerre.
88. VENUS
Je me maquille. Je souligne mes paupières d'un trait d'eye-liner. J'enduis mes lèvres d'un rouge légèrement brillant et en dessine les commissures au crayon brun.