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110. IGOR

Je me relève. Je hurle comme un loup pour me donner du courage. Tant pis si cela attire l'attention de l'ennemi. Les autres Loups me répondent. La meute est forte, elle est rapide, c'est ma famille. On hurle tous avec pour toile de fond le ciel orange de plus en plus clair plaqué derrière l'ovale parfait d'une lune déclinante.

Des troupes tchétchènes, qui étaient demeurées tapies dans la forêt, surgissent en renfort. Elles arrivent avec du matériel lourd: des jeeps équipées de mitrailleuses automatiques. Les hommes déferlent sur nous. Ils sont nombreux. On va se battre à un contre dix.

Une bonne dizaine de mes compagnons d'armes sont aussitôt fauchés net. Pas le temps de rédiger leur épi-taphe. Loups, ils sont morts comme des loups, babines retroussées, fourrure ensanglantée, sur un sol jonché de leur gibier.

Pour ma part, j'ai bien l'intention de rester vivant. Je me dissimule. Un soldat vivant, même lâche, cause malgré tout davantage de dégâts qu'un soldat courageux mort.

Je me faufile sous une épave de voiture blindée. Le sergent a survécu. Depuis le muret où il se planque, il m'adresse des signes pour que je lé rejoigne. La main qui s'agite vers moi est soudain arrachée par un obus et je vois la tête du gradé s'envoler dans les airs.

Est-ce ainsi que s'élève l'esprit?

Je ne sais pourquoi, peut-être cette musique dans mes oreilles, ce décor de sang et d'éclairs alentour, je me sens d'humeur à plaisanter. Peut-être est-ce aussi parce que tout homme ressent le besoin de dédramatiser et de se rassurer face à l'horreur.

J'éclate de rire. Peut-être que je deviens fou. Non, c'est normal, c'est la pression qui se relâche. Pauvre sergent, tout de même! Il n'a pas été assez rapide. Il est mort.

Les mitrailleuses se tournent dans ma direction. Cette fois, je perds toute envie de rire. Je ferme les yeux et je me dis que si j'ai survécu jusqu'à ce jour, c'est que j'ai sûrement un ange gardien, moi aussi. Bon, eh bien si c'est le cas, c'est le moment qu'il se manifeste. Saint Igor, à toi de jouer.

J'adresse une rapide prière: «Eh, tu as compris, là-haut? C'est le moment ou jamais de me tirer de ce pétrin!»

111. VENUS

Le présentateur m'appelle pour un second tour de piste car certains jurés hésitent encore. Je place mes bras bien en arrière pour mettre en valeur mes seins. Ne pas sourire. Les hommes n'aiment pas les gentilles, ils aiment les garces. C'est ce que m'a toujours dit maman. Cette fois, j'ose regarder par-dessus les sunlights. J'aperçois maman assise au premier rang, en train de me filmer avec une caméra vidéo. Comme elle serait fière de moi si je réussissais! Je distingue aussi Esteban. Brave Esteban! Trop brave Esteban!

Deux tours et je m'immobilise, hiératique. C'est fini. Il ne me reste plus qu'à prier. S'il y a là-haut quelque chose qui se soucie de moi, j'implore son aide.

112. VOL COSMIQUE. PREMIÈRE RANDONNÉE

J'ai l'impression que l'un de mes clients m'appelle. Sans doute un sentiment de culpabilité pour les avoir abandonnés.

Raoul me dépasse. Nous voyageons à la vitesse de la lumière. 300 000 kilomètres-seconde. Les photons émis par le soleil le plus proche sont à côté de nous, puis derrière nous. Nous atteignons rapidement Pro-xima Centauri, l'étoile la plus proche de notre système solaire, située à 4,2 années-lumière. Nous traversons son système et commençons à en examiner les planètes.

Rien de vivant là-dedans.

Nous repartons à 300 000 kilomètres-seconde en direction d'Alpha Centauri.

Lien non plus. Il faut élargir la zone de recherche.

Après avoir viré de bord à angle serré nous fonçons vers Sirius. Quelques planètes tièdes. Un peu de lichen. Beaucoup d'ammoniac.

Procyon? Que dalle.

Cassiopée? De la poussière et des vapeurs.

Tau Ceti? Je préfère ne pas en parler.

Delta Pavonis? N'y allez pas, il n'y a rien à voir.

Nous allons vite, d'étoile en étoile, de planète en planète. Nous traversons même le cœur des grosses météorites pour voir si les dieux ne s'y seraient pas cachés, par hasard.

Le problème est que notre seule Galaxie a un diamètre de 100 000 années-lumière et contient 100 milliards d'étoiles. Autant dire que, proportionnellement, nous nous traînons comme des escargots sur un terrain de football. À chaque brin d'herbe correspond une rencontre avec une planète.

Je ne cesse de penser à mes clients. Pourvu qu'ils n'aient pas besoin de moi! Je suis sûr qu'ils sont en danger. Jacques est trop sensible. Igor est trop fier. Venus est trop fragile.

Raoul m'envoie une pensée de réconfort. Il me demande de me concentrer davantage sur mes travaux d'explorateur. J'ai toujours une fraction de seconde de retard dans les virages. D'accord. Je promets de m'ap-pliquer.

Raoul, Freddy, Marilyn Monroe et moi visitons des centaines de planètes. Parfois nous descendons à la surface et n'y trouvons que de la rocaille. Pas la moindre trace d'intelligence.

Je propose de n'«atterrir» que sur les planètes tempérées, avec des océans et une atmosphère. Raoul me répond qu'il n'y a pas de raison pour que la planète où s'est rendue Nathalie soit identique à la nôtre, mais Freddy m'approuve. Mes critères suffisent à diviser par dix le nombre de planètes à explorer. Au lieu de deux cent milliards, il n'y en a désormais plus que 20 milliards…

Nous ne nous attendions pas à être arrêtés par cet adversaire: l'immensité de l'espace.

113. JACQUES

Plus j'écris, plus j'éprouve des sensations étranges. Je tremble d'émotion en écrivant et je suis traversé de frissons proches de l'amour physique. Pendant quelques minutes, je suis «ailleurs». J'oublie qui je suis.

Les scènes s'écrivent d'elles-mêmes comme si mes personnages s'émancipaient de ma tutelle. Je les regarde vivre dans mon roman comme des poissons dans un aquarium. C'est agréable et, en même temps, cela me fait peur. J'ai l'impression de jouer avec un explosif dont je ne possède pas le mode d'emploi.

Quand j'écris, j'oublie qui je suis, j'oublie que j'écris, j'oublie tout. Je suis avec mes personnages, je vis avec eux dans l'histoire. C'est comme un rêve éveillé. Un rêve éveillé erotique car mon corps tout entier exprime sa joie. Sensation d'extase. Transe. L'instant magique ne dure guère. Juste quelques minutes, quelques secondes parfois.

Cependant, je ne suis pas à même de décider quand se produiront ces moments d'extase. Ils surviennent, c'est tout. Ils me sont offerts lorsque je tiens la bonne scène, la bonne musique, les bonnes idées. Lorsqu'ils cessent, je me retrouve en sueur, hébété. Ensuite, j'ai comme un coup de blues. Une nostalgie, un regret que le moment merveilleux n'ait pas duré plus longtemps. Je baisse alors le son de ma musique et je me saoule e télévision pour oublier la douleur de ne pas vivre en permanence sur de tels sommets.

114. IGOR

Je bondis et je lance une grenade en plein milieu de l'escouade de Tchétchènes qui vient de surgir devant moi. Je m'éloigne en courant. Je ne réfléchis pas aux balles qui, par intermittence, passent entre mes mollets. Je me précipite vers le puits au centre du village et m'accroche au seau qui y est suspendu.

Les Loups se sont fait décimer. Je ne vois même pas Stanislas. J'abaisse le son de mon baladeur. La Nuit sur le mont Chauve décline. J'entends les sifflements de ma respiration et, derrière, le crépitement du feu, des cris, des ordres, des blessés appelant à l'aide.

115. VENUS

Les jurés m'examinent en silence. Et moi de la scène j'examine les jurés. Au centre, le champion de boxe poids lourds fixe ma poitrine. A côté de lui: quelques vieux acteurs oubliés, des animateurs de télévision, un réalisateur de films érotiques, quelques photographes spécialisés dans les nus artistiques, un footballeur qui n'a pas marqué de buts depuis longtemps.