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Après un moment de silence, Raphaël intervient:

— Euh… Qu'en pensez-vous, monsieur Pinson? Après tout, vous êtes le principal intéressé, il me semble. Alors, désirez-vous repasser devant notre tribunal?

Maintenant que tous ceux que j'aime, Rose, Aman-dine, Raoul, Freddy, ne sont plus à mes côtés, je me sens démotivé. Je dois reconnaître cependant que l'ardeur d'Emile Zola est plus que communicative et je me dis que si Dreyfus ne l'avait pas eu pour défenseur, sans doute son cas n'aurait-il jamais été révisé.

— Je veux être… rejugé.

Emile Zola rayonne.

Mine bougonne des juges.

— Bon, ça va, ça va, on va procéder à un nouveau pesage d'âme, concède l'archange Michel.

«Depuis la mort de ma mère, j'ai l'impression que ma vie n'a plus de sens. Je suis là, d'accord, mais je ne vis que dans son souvenir. Elle était tout pour moi. A présent je suis perdu.»

Source: individu interrogé dans la rue au hasard d'un microtrottoir.

Mon procès peut enfin avoir lieu dans les formes. Les trois archanges m'exposent ma vie passée et m'aident à commenter ce que j'ai fait de bien et de mal. Pour juger mes actions, les critères sont l'évolution, l'empathie, l'attention, la volonté de bien faire. Ma vie défile en une mosaïque d'instants fugaces, comme une vidéo, avec des accélérations sur certains passages et des ralentis sur d'autres. Par moments, il y a des arrêts sur image pour me permettre de mieux me rendre compte de ce qui s'est alors passé.

Enfin je jette un regard lucide et distancié sur ce que j'ai accompli en tant que Michael Pinson. Avant qu'on me juge, je me juge. Drôle de sensation. Ainsi c'était cela, ma vie? Ce qui me frappe d'abord, c'est tout ce temps que j'ai gaspillé. J'avais peur. Je constate que j'ai toujours été retenu par la peur de l'inconnu.

Pour un être dont la principale qualité était la curiosité, c'est un comble et un paradoxe.

Que d'élans cette peur a contenus! Cette intense curiosité m'a aussi permis de couper court à bien des routines, de refuser les scléroses en tout genre. C'aurait pu être pire.

Me revoyant, je me souviens encore de ma tendance «ermite». Combien de fois ai-je souhaité être seul, tranquille, loin de mes congénères, sur quelque île déserte ou dans un chalet perché sur une montagne…

Ma vie m'apparaît comme une œuvre d'art et les archanges, qui en sont les critiques zélés, m'expliquent comment j'aurais pu encore l'améliorer et en quoi elle était unique. Ils n'hésitent pas à me féliciter pour certains de mes actes les plus méritoires.

D'autres moments de ma vie sont moins glorieux. De petites lâchetés pour la plupart. Généralement au nom de ma sempiternelle tranquillité.

Chacun de mes actes est longuement discuté. Mon avocat fait feu de tout bois.

L'archange Michel comptabilise mes bons et mes mauvais points. J'ai entendu dire qu'il m'en faut 600 pour être libéré du devoir de réincarnation. Le calcul est très précis: chaque petit mensonge, chaque élan du cœur, chaque renoncement, chaque initiative vaut son lot de bons ou de mauvais points. Au final, l'archange Michel annonce le score: 597 sur 600.

Raté. De très peu mais raté quand même.

Mon avocat bondit.

— J'accuse ces chiffres d'être truqués et je réclame qu'il soit procédé à un nouveau comptage. Reprenons tous les faits, un par un. J'accuse…

Derrière nous, j'entends les soupirs d'impatience de toutes ces âmes qui attendent leur tour pour être pesées. L'archange Gabriel, qui visiblement n'en peut plus de tous les «J'accuse» à répétition de mon ange gardien, jette l'éponge: les archanges n'ont alors besoin que d'une seconde pour se concerter tant ils ont hâte à présent de se débarrasser de nous. Nouveau verdict:

— Bon, très bien, ça suffit comme ça, vous avez gagné. On arrondit à 600. Vous êtes libéré du cycle des réincarnations. Vous pouvez dire que vous avez de la chance d'être tombé sur un ange gardien-avocat aussi tenace, dit saint Michel.

Emile Zola applaudit, enchanté.

— La vérité finit toujours par triompher.

Les archanges m'annoncent qu'avec mes 600 points je suis désormais un 6.

— Et c'est quoi un 6?

— Un être de niveau de conscience 6. Cela te permet, si tu le souhaites, de te libérer définitivement de la prison de la chair.

J'ai donc le choix. Revenir sur Terre pour y être réincarné en Grand Initié chargé de faire évoluer les humains en vivant au milieu d'eux, en ce cas je ne conserverais qu'un vague souvenir de mon passage au Paradis. L'autre solution est de devenir un ange.

— Et c'est quoi un «ange»?

— Un être de lumière ayant en charge trois âmes humaines. Un ange a pour tâche de réussir à en faire évoluer au moins une afin qu'elle aussi sorte du cycle des réincarnations. Comme Emile Zola est parvenu à le faire pour toi.

Je réfléchis un moment. Les deux solutions sont tentantes.

— Dépêche-toi, il y a encore un tas de clients der rière toi, grommelle l'archange Gabriel. Alors, ton choix?

«La mort? Rien à craindre. Je sais que je suis doté d'un ange gardien qui me protège de tous les dangers. Une fois, alors que je traversais la rue, j'ai eu l'intuition qu 'il fallait absolument que je fasse un pas en arrière. Croyez-le ou pas, à peine ai-je reculé qu 'une moto que je n 'avais pas pu voir m'a frôlé de près. Je suis sûr que c 'est mon ange gardien qui m'a prévenu.»

Source: individu interrogé dans la rue au hasard d'un microtrottoir.

4. ANGE

— Je choisis d'être un ange.

— C'est un bon choix, tu ne le regretteras pas, me certifie Emile Zola.

Les archanges nous pressent de laisser la place aux suivants. Mon ange gardien m'entraîne vers l'entrée du deuxième tunnel dans la montagne. Des parois émane une clarté bleu marine comme un diamant éclairé de l'intérieur.

Emile Zola me laisse face à cette grande caverne illuminée non sans me serrer la main pour me féliciter une dernière fois. J'avance dans le tunnel. Une membrane bouche le chemin. Je la soulève comme une tenture de théâtre. De l'autre côté, il y a un personnage nonchalant qui se tient très droit au milieu du couloir.

— Bienvenue parmi les anges, je suis votre ange instructeur.

— Ange instructeur? C'est quoi ça encore?

— Après l'ange gardien, l'ange instructeur prend le relais de la formation de l'âme, m'annonce-t-il, comme si cela allait de soi.

Je le considère.

Il ressemble à Kafka. Oreilles hautes et longues. Yeux en amande. Visage triangulaire de renard. Le regard est fiévreux.

— Mon nom est Wells.

— Wells? LE Wells?

Il étire un sourire.

— Non, non. Je suis Edmond Wells, rien à voir avec H.G. Wells ou Orson Welles, mes homonymes, si c'est eux que vous aviez en tête… N'empêche, j'aime bien mon nom. Vous connaissez sa signification en anglais? «Puits.» Voyez en moi celui dans lequel vous pouvez «puiser» à volonté. Et puisque nous sommes appelés à passer du temps ensemble, tutoyons-nous.