De son vivant, Christophe Colomb était considéré comme un raté. Il a traversé un océan dans le but d'atteindre un continent qu'il n'a pas trouvé. Il a certes débarqué à Cuba, Saint-Domingue et dans plusieurs autres îles des Caraïbes, mais il n'a pas pensé à chercher plus au nord.
Chaque fois qu'il rentrait en Espagne avec ses perroquets, ses tomates, son maïs et son chocolat, la reine l'interrogeait: «Alors, vous avez trouvé les Indes?» et lui répondait: «Bientôt, bientôt.» Finalement, elle lui a coupé les crédits et il a abouti en prison après avoir été accusé de malversations.
Mais alors, pourquoi connaît-on tout de la vie de Colomb et rien de celle de Vespucci? Pourquoi n'en-seigne-t-on pas dans les écoles: «découverte de l'Amérique par Amerigo Vespucci»? Tout simplement parce que le second n'a pas de biographe tandis que le premier en a eu un. En effet, le fils de Christophe Colomb s'est dit: «C'est mon père qui a fait l'essentiel du boulot, il mérite d'être reconnu», et il s'est attelé à un livre sur la vie de son père.
Les générations futures se moquent des exploits réels, seul compte le talent du biographe qui les relate. Amerigo Vespucci n'a peut-être pas eu de fils ou alors celui-ci n'a pas jugé bon d'immortaliser les prouesses paternelles.
D'autres événements n'ont survécu que par la volonté d'un seul ou de quelques-uns de les rendre historiques. Qui connaîtrait Socrate sans Platon? Jésus sans les Apôtres? Et Jeanne d'Arc, réinventée par Michelet pour donner aux Français la volonté de bouter dehors le Prussien envahisseur? Henri IV? Médiatisé par Louis XIV pour se doter d'une légitimité.
Avis aux grands de ce monde: peu importe ce que vous accomplirez, la seule façon de vous inscrire dans l'Histoire, c'est de vous trouver un bon biographe.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.
159. VENUS. 23 ANS
Les tournages sont ennuyeux. Je piétine pendant des heures avant d'entendre le «silence-moteur-action» qui mettra tout en branle. Je prends l'habitude de monopoliser une chaise dès mon arrivée sur le plateau. Le cinéma est un apprentissage de la patience. Et ceux qui oublient de se nantir d'un siège se retrouvent à attendre debout pendant des éternités.
Je n'imaginais pas que le cinéma, c'était ça: dénicher une chaise et attendre.
Quand c'est enfin à mon tour de jouer, il y a toujours quelque chose qui arrive pour compliquer le tournage: le bruit d'un avion au loin, un fil sur l'objectif, voire l'arrivée inopinée de la pluie.
Les moments où je me montre une actrice inspirée ne sont pas retenus parce que, en face, Richard, mon partenaire, a un trou de mémoire ou parce qu'un assistant a oublié la pellicule nécessaire pour filmer la scène jusqu'au bout. A la longue, c'est assez irritant.
Alentour tout le monde hurle. Le metteur en scène ne connaît pas d'autre mode que celui de l'agression pour s'adresser à ses acteurs. Même à moi, il ne parle que pour m'accabler de reproches: «Articule davantage.» «Ne tourne pas le dos à la caméra.» «Attention, ta main est dans le champ.» «Suis fidèlement les marques par terre.» Et enfin, le comble: «Ne fais pas cette tête-là, tu as l'air énervé.»
Ah! ce réalisateur…
Jamais quelqu'un ne m'a autant manqué de respect. De toute ma longue carrière de mannequin, jamais les couturiers les plus hystériques ne se sont permis de me traiter ainsi. J'en suis à mon deuxième film, mais je me demande si je suis faite pour le cinéma.
Richard est très nerveux. Je le gêne pour draguer comme il en a l'habitude sur les tournages. Du coup, il s'ennuie et nous nous disputons souvent. Qui a dit: «le mariage c'est trois mois on s'aime, trois ans on se querelle, trente ans on se supporte»? Nous, nous avons commencé directement par les «trois ans on se querelle» et je ne me sens pas disposée à entamer les «trente ans on se supporte».
Je m'occupe avec des petits dessins. Ils représentent tous deux personnages qui se tiennent par la main. J'ignore pourquoi je dessine tout le temps la même chose. Une façon d'exorciser mon rêve de couple idéal, peut-être?
Je m'étudie dans la glace. Tout ce que j’ai souhaité, je l'ai. Je suis heureuse, mais pourquoi est-ce que je ne m'en aperçois pas?
La migraine me taraude. Depuis que je suis toute petite, elle ne m'a jamais quittée. Cette douleur lancinante, permanente. Mon mal trouble ma vie privée, ma vie professionnelle, ma joie de vivre. C'est comme si je ne pouvais jamais être vraiment seule. Dans ma tête il y a toujours ce petit animal coincé qui griffe contre la paroi de mon crâne pour tenter d'en sortir. C'est abominable. Et aucun médecin n'en détermine la cause.
Maintenant ma prière, c'est de ne plus jamais avoir de migraines.
160. JACQUES. 23 ANS
Mon éditeur m'appelle enfin. Mes chiffres de vente ne sont pas fameux. Mes Rats n'ont pas fait la moitié de ce qu'il espérait. Tant de romans sortent chaque année en France, plus de quarante mille, de sorte qu'il est difficile d'attirer l'attention sur un ouvrage en particulier. Pour que mon livre marche, il aurait fallu une invasion de rats à Paris ou alors qu'on entre dans l'année chinoise du Rat. En plus, je ne dispose pas de parrain, aucune célébrité ne s'est entichée de mon livre.
— Ton truc de coopération-réciprocité-pardon, ça t'est venu comment?
— En rêve.
— Ouais, eh bien, je crois que ce n'était pas une très bonne idée. J'ai discuté avec un ami critique qui m'a dit que ça donnait un côté prêchi-prêcha qui énerve. Un rat qui prône le pardon, ça casse la crédibilité de tout ton travail d'éthologie sur les vrais comportements des rats. Un rat, ça ne pardonne pas.
— J'ai essayé d'imaginer comment les rats pourraient évoluer s'ils avaient plus de conscience. Bon, bref, on s'est cassé la figure?
— Hmmm… En effet, c'est raté pour la France, admet Charbonnier, mais contre toute attente, Les Rats sont un très grand succès en Russie. Là-bas, nous en sommes déjà à trois cent mille volumes vendus en un mois.
Voilà autre chose.
— Comment expliquez-vous ça?
— En Russie, la télévision est tellement médiocre que, proportionnellement, la population lit beaucoup plus qu'en France.
Moi qui voulais la gloire, je l'ai mais… pas dans ma langue. Certes, nul n'est prophète en son pays, mais la prochaine fois que je ferai une prière, je préciserai: «Pourvu que ça marche… en France.»
Grâce à mon succès russe, Charbonnier est d'accord pour accepter un autre livre. Ai-je un projet en vue?
— Euh oui… La découverte du Paradis.
J'ignore ce qui m'a pris. Les mots ont jailli tout seuls.
— Et pourquoi ça?
— Encore à cause d'un rêve. Il y avait des gens qui volaient dans le ciel à la recherche d'un paradis dans l'espace. Ça me semble une bonne histoire.
L'éditeur n'est pas d'accord. Les gens ne sont pas mûrs pour entendre parler du Paradis d'une façon laïque. Tous les livres qui évoquent le Paradis ont été rédigés pour «donner la foi». Le sujet est sacré.
Je réponds que justement, ça m'amuserait de désacraliser tout ça car, selon moi, il ne faut pas abandonner aux religions et aux sectes l'exclusivité de parler de la Mort et du Paradis.
Un temps de réflexion au bout du fil et Charbonnier décide de me faire confiance. Quelques jours plus tard, à la devanture d'une librairie poussiéreuse, mon regard est attiré par la couverture d'un livre soldé: Les Thanatonautes. Sur la couverture, une spirale bleue sur fond noir et un nom: Michael Pinson. Lui aussi parle du Paradis, mais son titre, trop tiré par les cheveux, a dû jouer contre lui. Et puis même pour ceux qui comprennent le sens de ce néologisme, «thanatonaute», l'idée de la mort est rédhibitoire. Qui aurait envie d'acheter un livre sur la mort?