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Je guette désespérément un «lecteur à moi», comme un pêcheur attend qu'un poisson morde à l'hameçon où il a oublié d'accrocher l'appât, tandis que son voisin remplit son épuisette. On s'empresse tant autour de Mérignac que, pour ne plus perdre de temps à répondre aux salutations, il enfile un casque de baladeur tout en signant machinalement les pages de garde sans la moindre dédicace.

Comme par hasard l'essentiel de son public est constitué de jeunes filles. Certaines déposent discrètement sur sa table leur carte de visite avec leur numéro de téléphone. Celles-là, il condescend à leur jeter un regard pour voir si elles méritent le détour.

Soudain, comme pris d'une fatigue au poignet, il fait signe à l'hôtesse qu'il s'arrêtera là pour aujourd'hui. Il repousse sa chaise, se lève sous les murmures de déception de celles qui ont attendu en vain et, à ma grande surprise, se dirige vers moi.

— On marche pour discuter un peu? Ça fait un moment que j'ai envie de discuter avec toi, Jacques.

Auguste Mérignac me tutoie!

— D'abord, je dois te dire merci, et ensuite tu me diras merci.

— Et pourquoi donc? dis-je en lui emboîtant le pas.

— Parce que je t'ai piqué l'idée principale de ton livre sur le Paradis pour en faire la matière de mon prochain roman. Je t'avais d'ailleurs déjà emprunté toute la structure des Rats pour écrire Mon bonheur.

— Quoi, Mon bonheur, c'est un plagiat de mes Rats?

— On peut voir ça comme ça. J'ai transposé ton intrigue «rats» dans le monde des humains. Déjà ton titre ne valait rien, le mot «rat» fait fuir tout le monde, alors que chez moi, il y a «bonheur». Ton livre souffrait, en plus, d'une mauvaise couverture mais ça, c'est la faute de ton éditeur. Tu devrais venir chez le mien. Il te vendrait mieux.

— Vous osez m'avouer sans vergogne que vous me volez mes idées!

— Voler, voler… Je les ai reprises et j y ai rajouté du style. Chez toi, tout est trop concentré. Il y en a tellement, des idées, que le public ne peut pas suivre.

Je me défends:

— J'essaie d'être le plus simple et le plus direct possible.

Mérignac sourit gentiment:

— La mode littéraire actuelle ne va pas dans ce sens. J'ai donc mis au goût du jour un roman qui n'était pas de son temps. Tu devrais considérer mes emprunts comme un hommage et non comme un vol…

— Je… je…

Le jeune homme chéri des jeunes filles me considère avec commisération.

– Ça ne t'ennuie pas que je te tutoie? me demande-t-il tardivement. Ne t'imagine pas que ma gloire t'était due. Tu n'as pas réussi parce que tu n'étais pas destiné à réussir. Même si tu avais rédigé Mon bonheur mot pour mot, tu n'aurais pas obtenu davantage de succès parce que toi, tu es toi, et moi, je suis moi.

Il me prend le coude.

— Déjà tel quel, avec ton succès confidentiel, tu déranges. Tu énerves les scientifiques parce que tu

parles des sciences sans être spécialiste. Tu énerves les croyants parce que tu parles de spiritualité sans te revendiquer de la moindre chapelle. Enfin, tu énerves les littéraires parce qu'ils ne savent pas dans quelle catégorie te ranger. Et ça c'est rédhibitoire.

Mérignac interrompt sa marche pour mieux me regarder.

— Maintenant que je t'ai en face de moi, je suis convaincu que tu as toujours dû énerver tout le monde. Les profs à l'école, les copains et même ta famille… Et tu sais pourquoi tu énerves tellement? Parce qu'on sent que tu as envie que les choses changent.

Je veux parler, me défendre, mais n'y arrive pas. Les mots se coincent dans ma gorge. Comment cet être que j'ai toujours considéré comme sans intérêt m'a-t-il si bien compris?

— Jacques, tes idées sont d'une belle originalité. Alors, accepte qu'elles soient reprises par quelqu'un qui dispose du pouvoir de les faire vivre auprès d'un large public.

Je m'étouffe.

— Vous croyez que je ne réussirai jamais?

Il secoue la tête.

— C'est plus compliqué que ça. Tu pourras connaître la gloire, mais à titre posthume. Dans cent, deux cents ans, et je peux te promettre que cela se produira, un quelconque journaliste désireux de prou ver son originalité tombera par hasard sur un de tes livres et pensera: «Tiens, pourquoi ne pas mettre à la mode Jacques Nemrod, écrivain ignoré de son temps?»

Mérignac esquisse un petit rire qui n'a rien de méchant, comme s'il était sincèrement désolé pour moi, puis poursuit:

— En fait, je devrais être jaloux. Moi, je tomberai dans l'oubli. Ne trouves-tu pas que toutes ces explica tions méritent un petit «merci» pour ma peine?

Je balbutie à mon propre étonnement un petit «merci». Le soir, je m'endors plus détendu. On a décidément beaucoup à apprendre de nos ennemis.

170. ENCYCLOPÉDIE

LÂCHER-PRISE: Le lâcher-prise émane d'une des trois voies de sagesse préconisées par Dan Mill-man: humour, paradoxe, changement. Le concept double la notion de paradoxe. C'est lorsque l'on ne désire plus quelque chose que cette chose peut arriver. Le lâcher-prise, c'est aussi le repos de l'ange. N'étant plus sollicité, il peut enfin travailler tranquillement.

On ne louera jamais suffisamment l'art du lâcher-prise.

Il n'existe rien d'indispensable. On n'a jamais vu un homme devenir heureux parce qu'il obtenait soudain le travail, l'argent, l'amour qu'il convoitait. Les véritables grands bonheurs sont des événements inattendus qui transcendent largement le champ des souhaits des intéressés. Nous nous conduisons comme des Pères Noël permanents. Ceux qui demandent un train électrique reçoivent un train électrique. Mais ceux qui ne demandent rien peuvent recevoir beaucoup mieux. Cessez d'être en demande et alors seulement on pourra vous satisfaire.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

171. RETOUR AU PARADIS

Ce retour me semble durer des années. Je recommence à me faire beaucoup de souci pour mes œufs. Qu'ont pu encore inventer Venus, Igor et Jacques? Je n'ose l'imaginer. Je file dans le cosmos en direction de la Voie lactée. Elle paraît si lointaine…

172. VENUS. 25 ANS

M'entretenir avec mon ange gardien? De ma vie, je n'ai jamais souhaité rien de mieux. Dans cet appartement new-yorkais de style baroque, partout il y a des anges, un ange au fusain sur la porte, des statuettes d'anges dans l'entrée, des anges peints sur les murs et les plafonds. Sur les toiles des tableaux, des anges combattent des dragons et des saints sont suppliciés dans des arènes romaines.

La séance coûte mille dollars cash mais Billy Watts m'a garanti que ce Papadopoulos est le meilleur médium du monde. Un ange, saint Edmond, lui est un jour apparu pour lui dicter un livre. Il s'agirait selon mon agent d'un dictionnaire bizarre que le copiste ne peut ni ne veut révéler.

D'autres anges sont venus par la suite chez lui afin d'y livrer combat contre des démons. Il a eu ainsi un dialogue privilégié avec l'ange Raoul. Mais, après avoir passé de longues années à consigner les messages de saint Edmond, et saint Raoul s'obstinant à ne pas réapparaître, Ulysse Papadopoulos a décidé de quitter son ermitage et de regagner le domaine des hommes afin de les aider à comprendre le monde du dessus en les mettant en contact avec leurs anges gardiens.