Le Dr Lewis est encore perturbé mais, le whisky aidant, il reprend contenance. Quand même, il bégaie:
— Votre… votre ange gardien vous a conseillé… de venir me voir!
À cet instant, je me rends compte de la stupidité de ma démarche. Ma pauvre Venus, tu es tombée bien bas. Il suffit qu'un médium ringard te souffle n'importe quoi pour que tu démarres au quart de tour. Mais tu as des excuses, je te l'accorde, tes migraines sont insupportables et, jusqu'ici, personne ne t'a proposé de solution.
— Un ange, répète gravement le Dr Lewis.
— Bien sûr, vous ne croyez pas aux anges, dis-je.
— Je ne m'étais jamais posé la question, mais peu importe qui vous envoie du moment qu'il me permet de vivre ce moment fabuleux.
Il est temps d'en venir au fait avant qu'il ne se remette à rêvasser. J'annonce:
— Je suis malade. Pouvez-vous me guérir?
Sa physionomie retrouve tout son sérieux. Le médecin reprend le dessus sur l'admirateur.
— Je ne suis pas généraliste, je suis accoucheur obstétricien mais je ferai tout mon possible pour vous secourir. Quel est votre problème?
Comme il ne songe toujours pas à m'offrir un verre, je me sers moi-même un whisky et j’en avale une gorgée avant d'oser prononcer le mot honni.
— Migraine.
— Migraine?
Il me regarde fixement et soudain un immense sourire s'affiche sur son visage jusque-là compassé. C'est comme s'il avait été traversé d'une révélation et que la raison de mon incroyable présence dans sa maison lui devenait maintenant évidente. Nous parlons toute la nuit.
Depuis tout petit, comme moi, Raymond Lewis est en proie à des migraines épouvantables, à se taper la tête contre les murs. Intuitivement ou poussé par son propre ange gardien, il a étudié la médecine en choisissant pour spécialisation l'obstétrique.
Médecin accoucheur, il s'est passionné pour les jumeaux. D'après lui, il arrive fréquemment que deux œufs soient fécondés simultanément. Mais il est rare qu'ils viennent tous deux à terme. En général, au bout de trois mois, le corps de la femme en expulse un.
Raymond est intarissable. Un jour, il a tiré deux enfants du ventre d'une mère, l'un vivant, l'autre mort. Dès lors, il s'est intéressé à un autre phénomène peu connu, celui des jumeaux dits «transfuseur-transfu-sé». Il me semble déjà connaître ce mot, je le laisse pourtant poursuivre.
— Normalement, les jumeaux sont tous deux reliés directement à leur génitrice et n'ont pas de rapports
entre eux. Or, il arrive parfois qu'apparaisse une petite veine de dérivation les reliant directement. Dès lors, non seulement ils communiquent mais, en plus, ils s'échangent des liquides nutritifs. Grâce à cette connexion, il s'établit entre eux une complicité beau coup plus forte qu'entre jumeaux normaux. Cependant, dès le sixième ou septième mois de grossesse, cette relation entraînera la mort d'un d'entre eux. À cette période l'un des deux commencera à détruire l'autre en aspirant tous ses liquides nutritifs.
Je suis tout ouïe. Chaque phrase de Raymond évoque pour moi une réalité que je pressentais.
— L'un «vampirise» l'autre, c'est pour cela qu'on parle de jumeaux transfuseur-transfusé. Le jumeau sur vivant accapare toutes les qualités du jumeau mort et naîtra en bien meilleure forme que la moyenne des bébés. Vous devriez demander à votre mère si les médecins n'ont pas trouvé un fœtus sans vie à vos côtés lors de son accouchement.
Je n'ose comprendre.
— Mais quel rapport avec la migraine?
— Le mot même fournit l'information. MIGRAINE. Ce qui provoque vos souffrances, c'est le souvenir de l'autre moitié de graine, votre ancien frère jumeau ou votre ancienne sœur jumelle.
177. ENCYCLOPEDIE
CYCLE SEPTENNAIRE. (DEUXIÈME CARRÉ DE 4 x 7): Le premier carré ayant débouché sur la construction de son cocon, l'humain entre dans la seconde série de cycles septennaires.
28–35 ans: Consolidation du foyer. Après le mariage, l'appartement, la voiture, arrivent les enfants. Les biens s'accumulent à l'intérieur du cocon. Mais si les quatre premiers cycles n'ont pas été solidement construits, le foyer s'effondre. Si le rapport à la mère n'a pas été convenablement vécu, elle viendra ennuyer sa belle-fille. Si le rapport au père ne l'a pas été non plus, il s'immiscera et influencera le couple. Si la rébellion envers la société n'a pas été réglée, il y aura risque de conflit au travail. 35 ans, c'est souvent l'âge où le cocon mal mûri éclate. Surviennent alors divorce, licenciement, dépression ou maladies psychosomatiques. Le premier cocon doit dès lors être abandonné et…
35–42 ans: On recommence tout de zéro. La crise passée, reconstruction d'un second cocon, l'humain s'étant enrichi de l'expérience des erreurs du premier. Il faut revoir le rapport à la mère et à la féminité, au père et à la virilité. C'est l'époque où les hommes divorcés découvrent les maîtresses et les femmes divorcées les amants. Ils tentent d'appréhender ce qu'ils attendent au juste non plus du mariage, mais du sexe opposé.
Le rapport à la société doit aussi être revu. On choisit dès lors un métier non plus pour la sécurité qu'il apporte mais pour son intérêt ou pour le temps qu'il laisse de libre. Après la destruction du premier cocon, l'humain est toujours tenté d'en reconstruire au plus vite un second. Nouveau mariage, nouveau métier, nouvelle attitude. Si on s'est débarrassé convenablement des éléments qui le parasitaient, on doit être capable non pas de bâtir un cocon semblable mais un cocon amélioré. Si l'on n'a pas compris les erreurs du passé, on rétablira exactement le même moule pour aboutir aux mêmes échecs. C'est ce qu'on appelle tourner en rond. Dès lors les cycles ne seront plus que des répétitions des mêmes erreurs.
42–49 ans: Conquête de la société. Une fois rebâti un second cocon plus sain, l'humain peut connaître la plénitude dans son couple, sa famille, son travail, son épanouissement personnel. Cette victoire débouche sur deux nouveaux comportements.
Soit on devient davantage avide de signes de réussite matérielle: plus d'argent, plus de confort, plus d'enfants, plus de maîtresses ou d'amants, plus de pouvoir, et on n'en finit pas d'agrandir et d'enrichir son nouveau cocon sain.
Soit on se lance vers une nouvelle terre de conquête, celle de l'esprit. On entame alors la véritable construction de sa personnalité. En toute logique, cette période doit s'achever sur une crise d'identité, une interrogation existentielle. Pourquoi suis-je là, pourquoi vis-je, que dois-je faire pour donner un sens à ma vie au-delà du confort matériel?
49–56 ans: Révolution spirituelle. Si l'humain a réussi à construire son cocon et à se réaliser dans sa famille et son travail, il est naturellement tenté de rechercher une forme de sagesse. Dès lors, commence l'ultime aventure, la révolution spirituelle.
La quête spirituelle, si elle est menée honnêtement, sans tomber dans les facilités des groupes ou des pensées toutes prêtes, ne sera jamais assouvie. Elle occupera tout le reste de l'existence.
FIN DU DEUXIÈME CARRÉ DE 7 x 4 ANS.
N.B. 1: L'évolution se poursuit ensuite en spirale. Tous les 7 ans, on monte d'un cran en repassant par les mêmes cases: rapport à la mère, rapport au père, rapport à la révolte contre la société, rapport à la construction de sa famille.
N.B. 2: Par moments, certains humains font exprès d'échouer dans leur rapport à la famille ou au travail afin d'être obligés de recommencer les cycles. Ils retardent ou évitent ainsi l'instant où ils seraient obligés de passer à la phase de spiritualité car ils ont peur d'être placés pour de bon face à eux-mêmes.