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Alors l’infortunée Didon, épouvantée de son destin, invoque la mort: le dégoût la prend de voir au-dessus de sa tête la voûte du ciel. Tout l’affermit dans son dessein d’abandonner la vie: devant ses yeux, sur les autels chargés d’encens où elle portait ses offrandes, – chose horrible! – l’eau sacrée est devenue toute noire et, par un sinistre présage, le vin répandu s’est changé en sang. Elle seule l’a vu et ne l’a pas dit à sa sœur. De plus, il y avait dans son palais, consacrée à son premier mari, une chapelle de marbre qu’elle honorait d’un culte particulier, la décorant de blanches bandelettes et de feuillage sacré. Quand l’obscurité de la nuit enveloppe la terre, il lui semble que la voix de Sychée en sort et l’appelle. Souvent sur le faîte du palais le hibou solitaire a poussé son chant de mort et traîné ses cris en longs gémissements. D’anciennes et nombreuses prophéties l’épouvantent aussi par leurs terribles avertissements. Dans ses songes, le farouche Énée lui-même la chasse devant lui désespérée: toujours seule, abandonnée à elle-même, sans personne à ses côtés, elle se voit marchant sur une longue route et cherchant ses Tyriens dans le désert. Elle est pareille à Penthée en délire qui voit apparaître des troupes d’Euménides, deux soleils et deux Thèbes; elle est comme l’Agamemnonien Oreste poursuivi sur la scène, qui fuit sa mère armée de torches et de serpents noirs et qu’attendent sur le seuil du dieu les Furies vengeresses.

Quand, vaincue par la douleur, elle a perdu la raison, quand elle a décidé de mourir, elle en fixe dans la solitude de sa pensée l’heure et la manière, puis elle vient trouver sa sœur que le chagrin accable, composant son visage, masquant sa résolution et le front éclairé d’espoir: «Félicite-moi, ma sœur, lui dit-elle: j’ai enfin le moyen de le ramener à moi ou de m’affranchir de mon amour. Vers les confins de l’Océan, là où tombe le soleil, s’étend la contrée des Éthiopiens; tout au fond, le puissant Atlas fait tourner sur son épaule la voûte constellée du feu des astres. On m’a signalé, venue de là, une prêtresse de la race Massylienne, la gardienne du temple des Hespérides, celle qui veillait sur les rameaux de l’arbre sacré et donnait à manger au dragon en répandant devant lui du miel liquide et des pavots endormeurs. Elle assure que ses enchantements peuvent à son gré délier les cœurs, faire passer leurs durs soucis dans d’autres cœurs, arrêter l’eau des fleuves et forcer les étoiles à rebrousser chemin. La nuit, elle évoque les Mânes; tu entendras mugir la terre sous ses pieds et tu verras à sa voix les ornes descendre des montagnes. J’en atteste les dieux, ma chère sœur, et toi-même et ta douce tête, c’est malgré moi que je m’apprête à recourir aux arts magiques. Fais élever en secret un bûcher très haut dans la cour intérieure, et que dessus on mette les armes qu’il a laissées suspendues aux murs de sa chambre, l’impie, et tous ses vêtements et la couche où nous nous sommes unis pour ma perte. Il me plaît d’abolir tous les souvenirs de cet homme exécrable, et la prêtresse me l’ordonne. À ces mots elle se tait et son visage se couvre de pâleur. Anna pourtant n’a pas l’idée que cet étrange sacrifice cache des funérailles; elle ne se figure pas jusqu’où va la violente passion de sa sœur; elle ne craint rien de plus grave qu’à la mort de Sychée. Elle accomplit donc ces ordres.

Dès qu’au fond du palais s’érige dans les airs un énorme bûcher de bois résineux et de chêne coupé, la reine tapisse la cour de guirlandes et suspend partout des couronnes de feuillage funéraire; sur le faîte elle place le lit avec les vêtements du Troyen, l’épée qu’il a laissée et son image, sachant bien ce qu’elle va faire. À l’entour se dressent des autels: les cheveux flottants, la prêtresse trois fois d’une voix de tonnerre invoque les cent dieux, l’Érèbe, le Chaos, la triple Hécate, les trois visages de la vierge Diane. Elle avait commencé par répandre une eau qui figurait celle de l’Averne. Maintenant elle prend des herbes duvetées qu’une faulx d’airain a moissonnées au clair de lune et dont le suc laiteux est un noir poison. Elle prend aussi l’aphrodisiaque arraché du front d’un poulain nouveau-né, et soustrait aux dents de la mère. Didon elle-même, le gâteau du sacrifice dans ses mains purifiées, près de l’autel, un pied débarrassé de sa chaussure, la ceinture de sa robe dénouée, atteste, sur le point de mourir, les dieux et les astres témoins de sa triste destinée; et, si quelque puissance divine a, dans sa justice et sa mémoire, le souci des amants qui ne sont point payés de retour, elle la supplie.

Il faisait nuit, et par toute la terre les corps fatigués goûtaient la paix du sommeil; les forêts et les plaines farouches de la mer avaient trouvé le repos; c’était l’heure où les astres qui roulent au ciel sont au milieu de leur course, où toute la campagne se tait, les bêtes et les oiseaux à l’éclatant plumage, et ceux qui hantent au loin les eaux des lacs et ceux qui hantent les buissons des âpres landes, tous immobiles de sommeil sous la nuit silencieuse… [Ils allégeaient leurs soucis et oubliaient les peines du jour]. Tout repose; mais non le cœur infortuné de la Phénicienne: elle ne connaît plus la détente du sommeil; il n’y a plus de nuit pour ses yeux ni pour son âme. Au contraire, ses douleurs redoublent; son amour se redresse et s’exaspère et flotte sur des remous de fureur. Elle s’absorbe dans une pensée, et la tourne et la retourne en elle-même.

«Eh bien, que fais-je? Irai-je, objet de risée, rechercher mes anciens prétendants et mendier un mari Numide, moi qui ai tant de fois dédaigné leur hymen? Suivrai-je les vaisseaux d’Ilion et me soumettrai-je, en esclave, aux ordres des Troyens? Ne sont-ils pas, en effet, très reconnaissants de mon aide, et ne gardent-ils pas intact dans leur mémoire le souvenir de mes anciens bienfaits? Mais, en admettant que je le veuille, qui me le permettra, qui acceptera une femme odieuse sur leurs superbes navires? Hélas, ne connais-tu pas, pauvre femme, n’as-tu pas encore senti la force de parjure des descendants de Laomédon? Et alors? Accompagnerai-je seule et fugitive ces matelots triomphants? M’élancerai-je avec mes Tyriens et toutes mes forces à leu? poursuite, et ces hommes que j’ai à grand’peine arracha de Sidon, les pousserai-je de nouveau sur la mer et leur ordonnerai-je de mettre encore à la voile? Meurs plutôt comme tu las mérité, et que le fer te sauve de la douleur!… Ô ma sœur, c’est toi qui, vaincue par mes larmes, c’est toi qui, la première, as chargé mon âme passionnée de tous ces maux et m’as livrée à l’ennemi. Il ne m’était pas permis de mener, comme les bêtes sauvages, une vie sans reproche en dehors du mariage, ni, sans crime, de connaître une telle passion! Je n’ai pas gardé la foi promise aux cendres de Sychée.» Telles étaient les plaintes qu’exhalait son cœur déchiré.

Énée, sur la haute poupe, bien décidé à partir, dormait: tous les préparatifs avaient été exécutés de point ce en point. Dans son sommeil l’image du dieu revenu sous les mêmes traits s’est offerte à ses yeux et semble l’avertir encore. C’était bien Mercure: il avait sa voix, son teint, ses cheveux blonds, la beauté de la jeunesse: «Fils d’une déesse, peux-tu donc dormir sous de si grands risques? Ne vois-tu pas quels dangers vont enfin se dresser autour de toi? Insensé, n’entends-tu pas le souffle favorable des Zéphyrs? Cette femme, décidée à mourir, médite des ruses et un crime abominable, et son âme bouillonne dans des remous de colère. Pourquoi ne prends-tu pas la fuite en toute hâte pendant que tu peux encore te hâter? Tu verras d’ici peu la mer écumer sous les navires et briller des torches cruelles et tout le rivage en feu, si l’Aurore te retrouve attardé sur ces rives. Va, pars, plus de délai! La femme est toujours chose variable et changeante.» À ces mots il s’est confondu avec les ténèbres de la nuit.