Pendant que Turnus remplit d’audace le cœur des Rutules, Allecto, sur ses ailes stygiennes, vole vers les Troyens. Elle prépare une nouvelle perfidie, ayant vu l’endroit du rivage où le bel Iule donnait la chasse aux bêtes sauvages et les poussait dans ses filets. Là, la fille des Enfers souffle aux chiens une rage soudaine et touche leurs narines de l’odeur d’un cerf, de cette odeur qu’ils connaissent bien et qui excite leur ardeur à la poursuite. Ce fut la première cause des malheurs, celle qui enflamma les âmes paysannes d’une passion guerrière.
Il y avait un cerf d’une remarquable beauté et d’une immense ramure que les enfants de Tyrrhus et leur père avaient pris à la mamelle même de la mère et nourrissaient. Tyrrhus était le maître des troupeaux du roi et son pouvoir de surveillance s’étendait au loin dans la campagne. Sa fille Silvia prenait un grand soin à parer cet animal qui obéissait à sa voix; elle enlaçait sa ramure de guirlandes flexibles; elle peignait son poil sauvage et le baignait dans une eau pure. Il supportait la main, était accoutumé à la table du maître, et, errant dans les forêts, il revenait de lui-même au seuil familier, bien que la nuit tardive fût tombée. Les chiens furieux d’Iule en chasse le relancèrent comme il errait au loin, se laissait porter au cours du fleuve, et se reposait de la chaleur sur la rive verdoyante. Ascagne lui-même, enflammé du désir de se couvrir de gloire, a lancé une flèche de son arc recourbé. La divinité ne manqua pas de diriger le trait, et la flèche, avec un dur sifflement, se fixa dans le ventre et les entrailles de l’animal. Aussitôt, blessé, il s’est réfugié sous le toit qu’il connaît, et il est entré dans l’étable en gémissant; et ensanglanté, pareil à un suppliant, il remplissait toute la demeure de ses plaintes. Silvia, la première, se frappant les bras de ses mains, demande secours à ses frères et appelle à grands cris les rudes paysans. Ceux-ci arrivent bien plus tôt qu’on ne pouvait le prévoir, car la sauvage Furie se cachait dans le silence des bois: l’un est armé d’un gourdin durci au feu; l’autre, d’un lourd bâton noueux. La colère fait une arme de tout ce qui leur tombe sous la main. Tyrrhus, qui était occupé d’aventure à fendre avec des coins un chêne en quatre, appelle sa troupe de bûcherons, et accourt la hache haute, respirant une sauvage fureur.
De son côté, la cruelle déesse, qui de son observatoire a guetté l’occasion de faire du mal, gagne le toit abrupt d’une bergerie et de la pointe du faîte donne le signal qui réunit les pâtres. Dans sa trompe recourbée elle enfle sa voix tartaréenne dont aussitôt tout le bois vibre et qui résonne dans les profondeurs de la forêt. Et là-bas le lac de Diane l’a aussi entendue; le fleuve Nar aux blanches eaux sulfureuses l’a entendue, et les sources du Vélinus; et tremblantes les mères ont pressé leurs enfants sur leur sein. À ce cri, à ce signal de la terrible trompette accourent rapides, avec des armes saisies de partout, les indomptables hommes des champs. Et la jeunesse troyenne se répand hors du camp pour porter secours à Ascagne. Les deux troupes se sont rangées en bataille. Il ne s’agit pas d’une mêlée rustique à coups de bâtons ou de pieux durcis au feu. On se bat avec le fer à deux tranchants. Les épées se hérissent au loin, affreuse moisson; les airains jettent des feux sous les rayons du soleil et les renvoient aux nuages. Ainsi, lorsqu’au premier souffle du vent le flot commence à blanchir, la mer peu à peu se soulève et dresse plus haut ses vagues, puis du fond de l’abîme surgit jusqu’au ciel. Là, au premier rang, le jeune Almon, l’aîné des fils de Tyrrhus, est couché par terre sous une flèche stridente. La pointe cruelle est restée dans la gorge; le sang a fermé l’humide chemin de la voix et arrêté le souffle de la vie. Autour de lui de nombreux hommes tombent, et le vieux Galésus au moment où il offrait sa pacifique médiation: il était le plus juste des Ausoniens et aucun d’eux n’était aussi riche en terres; cinq troupeaux de brebis, cinq troupeaux de bœufs revenaient le soir dans ses étables; et il retournait la terre avec cent charrues.
Pendant qu’un combat aux chances égales se prolonge dans la plaine, la déesse, qui a tenu ce qu’elle avait promis, maintenant que la guerre est commencée par l’effusion du sang et que les premiers meurtres ont été commis sur le champ de bataille, quitte l’Hespérie et, s’en retournant à travers le ciel, adresse superbement à Junon ces paroles victorieuses: «La voici consommée dans une sinistre guerre, cette discorde que tu voulais! Dis-leur de nouer une amitié et de conclure des traités! Maintenant que j’ai éclaboussé les Troyens du sang de l’Ausonie, je ferai mieux encore, si c’est ta volonté. Mes rumeurs entraîneront aux combats les villes voisines et j’enflammerai les cœurs de la folie de Mars, afin que de tous côtés on se porte au secours des Latins; je sèmerai des armes à travers les champs.» Mais Junon lui répondit: «Assez de ruses et de terreurs. Nous tenons les causes de guerre; les corps-à-corps ont commencé; le sang a déjà coulé sur ces premières armes que le hasard leur a mises dans les mains. Que l’illustre fils de Vénus et que le roi Latinus lui-même célèbrent maintenant cette union, cet hyménée! Mais que tu erres librement dans les régions éthérées, le père des dieux ne le supporterait pas, lui qui règne sur le sommet de l’Olympe. Retire-toi. S’il reste quelque chose à faire, moi, je m’en chargerai.» Ainsi parla la fille de Saturne. Allecto déploie ses ailes toutes sifflantes de serpents, et, quittant les régions supérieures, elle regagne le séjour du Cocyte.
Il y a au centre de l’Italie, et au pied de hautes montagnes, un endroit bien connu et dont la renommée est grande sur de nombreux bords, la vallée d’Ampsanctus: des deux côtés le flanc noir de la forêt la presse de son feuillage épais, et, au milieu, un torrent fait sonner sur les pierres le fracas de son flot tourbillonnant. Là se montrent une caverne pleine d’horreur et les soupiraux du cruel Pluton; et l’énorme gouffre de l’Achéron débordé ouvre sa gueule pestilentielle. La Furie s’y plonge, l’odieuse divinité, et délivre le ciel et la terre.
La royale Saturnienne n’en met pas moins cependant la dernière main à la guerre. Toute la foule des pâtres se rue du champ de bataille dans la ville. Ils y apportent le corps du jeune Almon et le cadavre défiguré de Galésus; ils implorent les dieux, ils supplient Latinus. Turnus est là: au milieu des protestations contre le meurtre et du feu des colères il redouble la panique. «On appelle un Troyen au trône; on s’unit à une famille phrygienne; lui-même, il est chassé du palais.» Alors ceux dont les femmes égarées par Bacchus parcourent les bois écartés en dansant, – car l’influence d’Amata est forte, – se réunissent de toutes parts et réclament Mars de leurs cris assourdissants. C’en est fait: contre les présages, contre les oracles, au mépris de la volonté divine, tous exigent l’exécrable guerre. Ils assiègent à l’envi la demeure du roi Latinus. Lui, comme un roc immobile au milieu des flots, il résiste, comme un roc de la mer qui, lorsque vient la houle à grand fracas, entouré de l’aboiement des innombrables vagues, tient par sa masse; autour de lui les récifs et les roches écumantes mugissent, et l’algue se déchire sur ses flancs qui la refoulent. Mais comme nul n’aurait le pouvoir de surmonter cet aveugle entraînement et que tout va comme le veut la cruelle Junon, le vénérable Latinus prend plus d’une fois à témoin les dieux et le ciel insensible. «Hélas, dit-il, la fatalité nous accable et l’ouragan nous emporte. Vous expierez vous-mêmes de votre sang ce sacrilège, malheureux! Turnus, Turnus, un terrible châtiment expiatoire t’attend, et il sera trop tard quand tu honoreras les dieux de tes prières. Pour moi, le repos m’est acquis; je touche presque au port; je ne suis spolié que d’une heureuse mort.» Il n’en dit pas davantage et s’enferma chez lui, abandonnant les rênes.
Il existait au Latium hespérien une coutume que les villes albaines ont gardée religieusement sans interruption et qu’aujourd’hui Rome, la plus grande des choses, observe quand on commence à exciter Mars aux combats, soit qu’on se prépare à porter la guerre et les larmes chez les Gètes, les Hyrcaniens ou les Arabes, soit qu’on veuille marcher vers les Indiens, poursuivre l’Orient et redemander aux Parthes les aigles prises. Il y a deux portes de la Guerre, – c’est ainsi qu’on les nomme, – consacrées par la religion et par l’épouvante du cruel Mars. Cent verrous d’airain les ferment et des barres de fer indestructibles; et Janus, qui en a la garde, ne s’en éloigne pas. Lorsque le sénat a décidé qu’on se battra, le consul en personne, qui se distingue par sa trabée quirinale et sa toge ceinte à la manière gabienne, ouvre ces portes stridentes: il annonce lui-même les combats; toute la jeunesse le suit, et les clairons d’airain unissent leurs rauques accords. Cet usage commandait à Latinus de déclarer la guerre aux compagnons d’Énée et d’ouvrir les portes sinistres. Mais le vieux roi s’abstint d’y toucher; il se détourna de cet office qui lui répugnait, se retira loin de la lumière, dans l’ombre. Alors la reine des dieux, la Saturnienne, descendue du ciel, poussa elle-même de sa main les portes hésitantes, les fit rouler sur leurs gonds et rompit les battants de fer de la Guerre.
L’Ausonie, qui était tranquille et qui ne bougeait pas s’enflamme. Les uns se préparent à marcher en fantassins dans la plaine; les autres s’élancent dans des nuages de poussière, dressés sur leurs hautes montures. Tous cherchent des armes. Ceux-ci, avec une graisse onctueuse, polissent les boucliers et font briller les dards: ils aiguisent les haches sur la pierre. On se plait à déployer des étendards et à entendre le son des trompettes. De plus, cinq grandes villes forgent sur leurs enclumes de nouvelles armes, la puissante Atina, l’orgueilleuse Tibur, Ardée, Crustumerium et Antemnes couronnée de tours. Les uns creusent les armets qui protègent la tête et courbent l’osier des boucliers bombés. Les autres façonnent des cuirasses d’airain ou polissent des jambières en souple argent. C’est à cela qu’ont abouti les honneurs rendus au soc et à la faux et tout l’amour de la charrue. On retrempe à la flamme des forges les lames des aïeux. Déjà la trompette appelle au combat; et déjà la tessère emporte de rang en rang le signe de ralliement. Celui-ci court chez lui et saisit son casque; celui-là attelle ses chevaux frémissants, prend son écu, sa cotte de mailles aux triples mailles d’or et attache à son côté son épée fidèle.