Elle dit et s’élance aussitôt des hauteurs du ciel, poussant la tempête à travers les airs, enveloppée d’un nuage; et elle gagne l’armée d’Ilion et le camp laurentin. Alors de cette vapeur creuse la déesse forme une ombre légère, sans force, à l’image d’Énée (admirable prodige!); elle la pare d’armes troyennes; elle imite le bouclier du héros, l’aigrette de sa tête divine; elle lui prête une voix irréelle; elle lui donne des sons sans idée et la démarche du Troyen: on nous peint ainsi les ombres qui ont traversé la mort et les songes qui se jouent de nos sens pendant le sommeil. Le fantôme bondit avec joie aux premiers rangs, irrite Turnus de ses traits, le harcèle de sa voix. Turnus le poursuit, lui lance de loin un javelot strident. L’apparition tourne le dos et fuit. Turnus croit qu’Énée se dérobe et cède la place, et il se repaît et bouillonne d’un chimérique espoir: «Où fuis-tu, Énée? s’écrie-t-il. Ne déserte pas l’hymen qui t’est promis: ce bras va te donner la terre que tu es venu chercher à travers les flots.» Il se jette sur ses traces en vociférant, brandissant son épée nue; et il ne voit pas que les vents emportent sa joie. Par hasard, un vaisseau amarré aux saillies d’un roc abrupt se dressait avec son échelle posée sur le rivage et son pont abattu: c’était celui qui avait amené le roi Osinius des rives de Clusium. Là se réfugie et se cache le fantôme tremblant d’Énée en fuite. Turnus n’est pas moins prompt à l’y poursuivre, saute par-dessus les obstacles, escalade les hauts ponts. À peine avait-il atteint la proue, la fille de Saturne rompt le câble et le reflux entraîne le vaisseau arraché du rivage. De son côté, Énée appelle au combat Turnus qui n’est plus là; et il envoie à la mort tout ce qu’il rencontre de guerriers sur sa route. Alors le léger fantôme ne cherche plus à se cacher; mais il s’envole très haut et se perd dans la noirceur d’un nuage, pendant qu’un tourbillon emportait Turnus en pleine mer. Turnus regarde en arrière, ne comprend pas ce qui s’est passé, maudit son salut, et tend ses deux mains vers le Cieclass="underline" «Père tout-puissant, dit-il, quelle faute ai-je donc pu commettre à tes yeux pour qu’il t’ait plu de m’infliger un tel châtiment? Où suis-je emporté! D’où suis-je venu? Comment fuir d’ici? et quelle honte, ce retour! Reverrai-je les murs et le camp des Laurentes? Et ces hommes qui ont suivi ma personne et mes armes? Ne les ai-je pas abandonnés, – ô crime! – à une indicible mort? Maintenant je les vois en déroute; j’entends le gémissement de ceux qui tombent. Que faire? Quelle terre m’ouvrira d’assez grandes profondeurs? Ou plutôt soyez-moi favorables, ô vents! Contre les roches, contre les récifs, Turnus vous le demande en suppliant, entraînez ce navire, jetez-le sur les bancs d’une syrte sauvage où ne pourront me suivre ni les Rutules ni la renommée instruite de ma honte.» En parlant ainsi, il oscillait d’une pensée à l’autre. Désespéré d’un tel déshonneur, se percera-t-il de son épée, enfoncera-t-il sa lame nue entre ses côtes? Sautera-t-il au milieu des flots, gagnera-t-il la terre à la nage, retournera-t-il au combat contre les Troyens? Trois fois il tenta l’un ou l’autre de ces moyens; trois fois la puissante Junon arrêta et, le cœur plein de pitié, contint le jeune homme. Il glisse et fend la mer profonde et, au gré des flots qui le portent, il aborde à l’antique ville de son père Daunus.
Cependant, sous l’inspiration de Jupiter, l’ardent Mézence entre dans la bataille et fond sur les Troyens triomphants. Les troupes tyrrhéniennes accourent; tous s’acharnent contre lui, contre lui seul, objet de leur haine, cible de leurs traits pressés. Mézence, comme un récif qui s’avance dans le vaste océan, exposé à la furie des vents et des flots, et qui supporte les menaces et les assauts du ciel et de la mer, demeurant lui-même inébranlable, Mézence terrasse le fils de Dolichaon, Hébrus, et avec lui Latagus et le fuyard Palmus; mais quant à Latagus qui lui faisait face, il l’a prévenu d’une pierre, d’un énorme éclat de montagne dont il lui meurtrit la tête et le visage; pour le lâche Palmus, il lui coupe les jarrets, le laisse rouler à terre et donne ses armes à Lausus pour en orner ses épaules et surmonter son casque d’une aigrette. Puis il immole le Phrygien Évanthe et le compagnon de Paris, Mimas, du même âge que lui; sa mère Théano, femme d’Amycus, l’avait mis au monde la nuit où la reine fille de Cissée, enceinte d’une torche, accoucha de Paris; Paris repose dans sa terre maternelle, la terre des Laurentes garde Mimas inconnu. Lorsque, chassé des hautes montagnes par la morsure des chiens, le sanglier, qu’ont protégé pendant des années les pins du Vésulus ou le marais laurentin qui l’a nourri de roseaux, est tombé dans des rets, il s’arrête, il frémit de fureur, il hérisse ses épaules; et personne n’a le cœur de passer de la colère aux actes et de l’approcher; mais les chasseurs le menacent de loin avec leurs traits et leurs clameurs, à l’abri du danger. Ainsi, de ceux qu’une juste haine anime contre Mézence, aucun n’est assez courageux pour courir sur lui l’épée haute: c’est de loin qu’ils le harcèlent de leurs dards et de leurs cris. Lui, impavide, prêt à s’élancer de tout côté, il grince des dents et repousse, en les secouant, les traits qui tombent sur son dos.
Acron était venu du territoire antique de Corythe, Grec d’origine, obligé par l’exil de laisser son hymen en suspens. Mézence le voit qui porte le désordre au loin, parmi ses bataillons, sous le panache éclatant et l’écharpe de pourpre, présent de sa fiancée. Comme un lion à jeun qui parcourt les forêts profondes, poussé par une faim furieuse, s’il aperçoit par hasard une chevrette fugitive ou un cerf à la haute ramure, ouvre avec joie sa gueule monstrueuse et, la crinière hérissée, s’étend sur sa proie et s’attache à ses entrailles; sa gueule cruelle est affreusement baignée de sang: ainsi Mézence se rue allègrement au plus épais des ennemis. Le malheureux Acron est abattu, de ses talons il frappe le sol noir en expirant et ensanglante le trait brisé dans son corps. Le même Mézence n’a pas daigné abattre Orodès qui fuyait ni lui lancer avec son javelot une obscure blessure. Il court, le dépasse, lui fait face, homme contre homme, et veut le vaincre non par la ruse, mais par la force des armes. Alors sur l’homme terrassé appuyant son pied et sa lance: «Le voici qui gît à terre le haut Orodès, un des grands rôles de la guerre.» Ses compagnons qui le suivent entonnent un joyeux péan. Mais le moribond dit: «Qui que tu sois, mon vainqueur, je ne mourrai pas sans vengeance et tu ne te réjouiras pas longtemps. Un destin pareil au mien t’attend et tu seras bientôt, comme moi, couché sur cette terre.» Mézence lui répond avec un sourire de colère: «En attendant, meurs. Pour moi, le père des dieux et le roi des hommes verra ce qu’il doit faire.» Cela dit, il a retiré le trait du corps de son ennemi. Un dur repos, un sommeil de fer appesantit les yeux du vaincu qui se ferment pour la nuit éternelle. Cœdicus tue Alcathous, Sacrator Hydaspe, Rapo Parthénius et le robuste Orsès; Messape, Clonius et le Lycaonien Érichsetès: l’un jeté à terre par la chute de son cheval sans frein; l’autre, combattant à pied. À pied aussi le Lycien Agis s’était porté en avant: Valérus, qui n’a pas dégénéré de la valeur de ses ancêtres, l’abat. Thronius est tué par Salius, Salius par Néalcès, l’un et l’autre victimes de la ruse, celui-ci d’un javelot lancé de loin, celui-là d’une flèche imprévue.
Déjà le terrible Mars égalisait entre les deux camps le deuil et les funérailles. Tour à tour vainqueurs et vaincus, ils massacraient et tombaient également, et, pas plus les uns que les autres, ne songeaient à fuir. Dans le palais de Jupiter les dieux prennent en pitié la vaine fureur des deux partis et le sort des mortels condamnés à de telles souffrances. Ici Vénus, là Junon la Saturnienne regardent la mêlée. La pâle Tisiphone fait rage parmi ces milliers de combattants.
Et voici que Mézence, brandissant une énorme lance, bouillant de rage, s’avance dans la plaine. Comme le gigantesque Orion, lorsqu’il franchit à pied les gouffres de Nérée où il s’ouvre un chemin au milieu des eaux qu’il surpasse de l’épaule, ou encore lorsque, rapportant du sommet des montagnes un orne chargé d’années, il marche sur la terre, la tête cachée par les nuages: ainsi Mézence s’avance sous ses vastes armes. Énée, qui le cherchait des yeux dans la longue file des ennemis, se prépare à l’attaquer. Mézence attend sans se troubler ce magnanime adversaire; et sa masse fait de lui un bloc. Dès qu’il a mesuré dans l’espace la portée d’une javeline: «Que ce bras qui est mon dieu, dit-il, et ce trait que je brandis me soient favorables! Je fais vœu, ô Lausus, de te revêtir des dépouilles de ce bandit: tu seras le trophée de ma victoire sur Énée.» Il dit: de loin la javeline siffle et vole. Rejetée par le bouclier d’Énée, elle s’enfonce plus loin entre le flanc et le bas-ventre du noble Antorès, Antorès le compagnon d’Hercule, qui, parti d’Argos, s’était attaché à Évandre et avait fixé sa demeure dans une ville italienne. L’infortuné est couché par terre sous ce trait destiné à un autre; il lève les yeux vers le ciel et se souvient en mourant de la douce Argos. Alors le pieux Énée lance sa javeline. À travers l’orbe creux au triple airain, à travers le tissu des trois couches de toile et des trois peaux de taureau, elle s’est arrêtée dans l’aine de Mézence, au plus bas, et n’a pas eu la force de pénétrer plus avant. Aussitôt Énée, joyeux de voir le sang du Tyrrhénien, dégaine et presse furieusement son ennemi qui se trouble. Lausus pousse un profond gémissement devant le danger que court son père bien-aimé; et des larmes roulent sur ses joues.