Je ne tairai point ici ton nom ni ta mort prématurée ni ton admirable dévouement, si toutefois la lointaine postérité peut croire à une aussi belle action, ô jeune homme dont on doit conserver la mémoire.
Lâchant pied, impuissant, ses mouvements entravés, Mézence reculait et traînait à son bouclier la javeline ennemie. Le jeune homme s’est élancé, s’est mêlé aux combattants, et, lorsque, le bras levé, Énée allait porter le coup, il s’est jeté devant l’épée troyenne qu’il arrête en la retardant. Ses compagnons applaudissent à grands cris pendant que, sous la protection du bouclier filial, le père se retirait; puis ils lancent leurs traits et, de loin, s’efforcent de mettre l’ennemi en déroute à coups de projectiles. Énée furieux se ramasse sous ses armes. Lorsque les nuages se précipitent en torrents de grêle, tous les laboureurs, tous les paysans de la plaine s’enfuient; le voyageur cherche pour s’y cacher un sûr refuge sous la rive d’un fleuve ou sous la voûte d’un haut rocher; tant que la pluie tombe, ils attendent le retour du soleil, afin d’accomplir le travail de la journée: ainsi, accablé des traits qui partent de tous les côtés, Énée soutient cette rafale guerrière et attend qu’elle s’apaise. C’est Lausus qu’il apostrophe, Lausus qu’il menace. «Où cours-tu à la mort? Pourquoi oser plus que tes forces? Tu te laisses égarer imprudemment par ta piété filiale.» Lausus ne s’en livre pas moins à l’emportement de sa témérité. La colère du chef troyen grandit, devient plus farouche; et les Parques rassemblent les derniers fils de la vie de Lausus. Énée lui enfonce sa solide épée au milieu du corps et l’y plonge entièrement. La pointe a traversé le bouclier rond, faible armure pour tant de provocation, et la tunique que sa mère avait tissée d’or souple; sa poitrine se remplit de sang; son âme quitte son corps, s’exhale dans les airs et tristement s’en va chez les Mânes. Mais lorsque le fils d’Anchise a vu le visage du mourant et son extraordinaire pâleur, il a poussé un profond gémissement de pitié et lui a tendu la main: l’image de la tendresse filiale lui serre le cœur. «Ô pitoyable jeune homme, que peut faire le pieux Énée pour ta gloire? Que te donner qui soit digne d’une si belle âme? Garde les armes qui faisaient ta joie. Je te rends aux Mânes et à la cendre de tes pères, si tu peux encore en être touché. Du moins, dans ton malheur, console-toi de ta déplorable mort en songeant que tu es tombé de la main du grand Énée.» Il est le premier à gourmander les compagnons du jeune homme qui hésitent, et il soulève lui-même le corps dont les cheveux, tressés à la mode étrusque, étaient tout souillés de sang.
Cependant, près des flots du Tibre, le père étanchait d’eau courante sa blessure et se délassait, appuyé sur un tronc d’arbre. À quelques pas de lui, son casque d’airain était suspendu à une branche, et ses lourdes armes étaient couchées sur l’herbe. Debout, l’élite de ses hommes l’entourait. Lui-même affaibli, haletant, il laissait tomber sa tête, et sa barbe épaisse se répandait sur sa poitrine. Sans cesse il demandait où en était Lausus; il lui avait dépêché messager sur messager pour le rappeler et lui porter ses ordres de père inquiet. Et voici que ses compagnons apportaient, en pleurant, sans vie, étendu sur ses armes, le grand Lausus victime d’une grande blessure. De loin, le cœur de Mézence, qui pressentait le malheur, a compris leur gémissement. Il souille de poussière ses cheveux blancs; il tend ses deux mains vers le ciel; il s’attache au cadavre: «Étais-je donc assez possédé du désir de vivre, ô mon enfant, s’écrie-t-il, pour souffrir que le fils engendré par moi prît ma place sous les coups de l’ennemi? Moi, ton père, devrai-je donc mon salut à tes blessures? Vivrai-je de ta mort? Hélas, c’est maintenant que je sens la misère de l’exil. C’est maintenant que la blessure est profonde. Et moi, mon fils, toujours moi, j’ai imprimé une flétrissure sur ton nom, chassé par la haine du trône et du sceptre paternels. J’aurais dû payer ma dette à ma patrie et au ressentiment des miens. Que n’ai-je, par mille morts, offert volontairement en expiation une vie coupable! Et je vis encore. Je n’ai pas encore quitté les hommes et la lumière. Mais je les quitterai.» À peine a-t-il parlé, il se soulève sur sa cuisse blessée; malgré la profondeur de sa blessure qui ralentit ses mouvements, il n’est pas abattu et ordonne qu’on lui amène son chevaclass="underline" c’était sa joie, sa consolation; avec lui il était sorti vainqueur de tous les combats. La bête était triste; il lui parle ainsi: «Rhèbe, nous avons vécu longtemps ensemble, si les mortels peuvent jamais parler de longue durée. Aujourd’hui, vainqueur, tu rapporteras les dépouilles et la tête du sanguinaire Énée et tu vengeras avec moi la perte de Lausus, ou, si nous ne parvenons pas à nous ouvrir un chemin, avec moi tu succomberas, car je ne pense pas, ô valeureux animal, que tu acceptes de subir les ordres d’un étranger et d’avoir pour maîtres des Troyens.» Il dit et se place sur la croupe du cheval qui sent son poids accoutumé; il a chargé ses mains de javelots acérés. Sa tête, toute brillante d’airain, se hérisse d’une aigrette de crins. Il se précipite ainsi au milieu des bataillons. Dans un seul cœur bouillonnent une honte immense, de la folie mêlée à de la douleur, [un furieux amour paternel et la conscience de sa valeur].
Alors il appelle trois fois Énée de sa grande voix. Énée l’a certainement reconnu et joyeux il s’écrie sur le ton de la prière: «Fasse le père des dieux, fasse le puissant Apollon que tu veuilles te mesurer avec moi!» Il ne prononce que ces mots, et, la lance en arrêt, s’avance à sa rencontre. Et Mézence s’écrie: «Tu essaies de m’effrayer, cruel, après m’avoir ravi mon fils! Tu n’avais pas d’autre moyen de me faire périr. La mort ne nous inspire aucune horreur; il n’y a pas un dieu que nous ne bravions. Cesse. Je viens en homme qui va mourir; mais d’abord, reçois ces dons de ma main!» Il dit et lance à l’ennemi un javelot, puis un autre, encore un autre et décrit un vaste cercle autour de lui. Le bouclier d’or résiste. Trois fois autour du Troyen debout Mézence fait tourner son cheval sur sa gauche, jetant des traits. Trois fois le héros Troyen tourne sur lui-même en présentant son bouclier d’airain où s’enfonce une monstrueuse forêt de javelots. Puis dégoûté de tous ces retardements, de tous ces traits qu’il faut arracher, de cette lutte inégale et épuisante, il réfléchit, s’élance et le cheval de guerre reçoit sa javeline entre ses tempes creuses. Le quadrupède se cabre tout droit, frappe l’air de ses sabots, désarçonne son cavalier et, tombant sur lui la tête en avant, l’embarrasse et, l’épaule démise, l’accable de son poids. Troyens et Latins enflamment le ciel de leurs clameurs. Énée accourt et, tirant son épée du fourreau, dit penché sur lui: «Où est maintenant le terrible Mézence et sa sauvage violence?» Le Tyrrhénien lève les yeux en l’air, retrouve le ciel et reprend ses esprits: «Ennemi amer, pourquoi ces injures et ces menaces de mort? Tu peux m’égorger sans crime. Ce n’est pas avec la pensée d’être épargné que je suis venu te combattre, et mon cher Lausus n’a point conclu avec toi de pacte semblable. Je ne t’adresse qu’une prière, si toutefois des ennemis vaincus ont droit à quelque faveur: souffre que la terre recouvre mon corps. Je sais que les miens m’entourent d’une haine acharnée: je t’en prie, défends-moi de leur fureur et accorde-moi d’être réuni à mon fils dans le même tombeau.» Ayant ainsi parlé il reçoit dans la gorge l’épée attendue et rend l’âme avec un flot de sang qui baigne ses armes.
LIVRE XI
Cependant l’Aurore qui surgit a quitté l’Océan. Énée, bien que le souci d’ensevelir ses compagnons le pressât et bien que son âme fût bouleversée par toutes ces morts, s’empressait, dès le point du jour, d’accomplir dans sa victoire les vœux qu’il avait faits aux dieux. Il dresse sur un tertre un énorme chêne qu’il a ébranché de tous ses rameaux et il le revêt d’armes resplendissantes, les dépouilles du chef Mézence, un trophée pour toi, dieu puissant de la guerre. Il y fixe l’aigrette du guerrier avec sa rosée de sang, et les javelots brisés, et la cuirasse atteinte et percée en douze endroits. Il attache au bras gauche du simulacre le bouclier d’airain et il suspend à son cou l’épée au fourreau d’ivoire. Alors environné de toute la troupe des chefs qui se serrait autour de lui, il exhorte en ces termes ses compagnons triomphants: