Latinus lui répondit d’un cœur apaisé; «Magnanime jeune homme, plus tu l’emportes par ton fier courage, plus il est juste que je réfléchisse et que, dans la crainte que j’éprouve, je pèse tous les hasards. Tu as un royaume, celui de ton père Daunus; tu as de nombreuses places fortes, tes conquêtes. Latinus est riche, et il est libéral. Il y a dans le Latium et dans le pays des Laurentes d’autres jeunes filles à marier dont la naissance n’est point indigne de toi. Laisse-moi t’exposer sans réticence des choses pénibles à dire et retiens mes paroles. Il m’était interdit de marier ma fille à aucun de ses anciens prétendants: c’était l’ordre des dieux et des devins. Je cédai à l’affection que j’avais pour toi; je cédai à la communauté du sang, aux larmes et à la douleur de ma femme; j’ai rompu tous les liens; j’ai repris ma fille à mon gendre malgré ma promesse; je me suis armé contre la volonté des dieux. De ce jour, que de malheurs, que de guerres me poursuivent, tu le vois, Turnus, et quelles épreuves! Tu es le premier à les subir. Vaincus deux fois dans une grande bataille, c’est à peine si cette ville peut abriter les espoirs de l’Italie. Les flots du Tibre fument encore de notre sang, et nos ossements blanchissent l’immensité de la plaine. Pourquoi revenir si souvent sur mes pas? Quelle folie bouleverse ma raison? La mort de Turnus doit m’amener à conclure une alliance avec les Troyens: pourquoi ne pas arrêter les combats pendant qu’il est encore vivant? Que diront les Rutules, nos frères par le sang? Que dira le reste de l’Italie si je te livre à la mort – puisse le sort démentir ces paroles! – au moment où tu recherchais ma fille en mariage? Songe aux hasards de la guerre; prends pitié de ton père chargé d’années, que maintenant sa patrie, Ardée, retient loin de nous et qui s’afflige.» Ces paroles ne fléchissent pas la violence de Turnus; elles ne font que l’exaspérer et, loin de la calmer, irritent sa blessure. Dès qu’il peut s’exprimer, il répond: «Quitte, je t’en prie, ô le meilleur des rois, quitte ce souci que tu prends de moi, et laisse-moi acheter la gloire au prix de ma mort. Nous aussi, mon père, nous lançons des traits, et le fer dans nos mains n’est point débile: le sang coule des blessures que nous faisons. Sa mère, la déesse, ne sera pas toujours là pour couvrir sa fuite d’un nuage bien féminin et pour se cacher elle-même dans une ombre vaine.»
Mais la reine, épouvantée des nouvelles conditions de la bataille, versait des larmes et, toute prête à mourir, essayait de modérer l’ardeur de son gendre: «Turnus, je t’en supplie par ces pleurs, par tes égards envers Amata, si tu en as pour elle, – tu es le seul espoir, l’unique appui, de ma misérable vieillesse; tu as entre les mains l’honneur et le pouvoir de Latinus, et notre maison chancelante repose sur toi, – je ne t’adresse qu’une prière: renonce à te battre contre les Troyens. Quelque sort que te réserve ce combat, il me le réserve aussi. En même temps que toi je quitterai cette odieuse lumière, et je ne verrai pas, captive, Énée mon gendre.» Les paroles de sa mère inondèrent de larmes les joues brûlantes de Lavinia. Une vive rougeur enflamma son visage et y fit courir une bouffée de chaleur. L’ivoire indien s’altère au contact d’une pourpre sanglante; les lis blancs mêlés à un bouquet de roses se teignent de leurs chaudes couleurs: ainsi se colorait le visage de la jeune fille. Troublé d’amour, Turnus attache ses yeux sur elle; son ardeur guerrière croît encore, et il répond brièvement à Amata: «Je t’en prie, épargne-moi ces larmes et ces mauvais présages à l’instant où je cours aux dures batailles de Mars, ô ma mère. Il n’appartient pas à Turnus de retarder sa mort. Sois mon messager, Idmon; porte au tyran phrygien ces paroles qui ne seront pas de son goût: demain, lorsque traînée dans son char de pourpre l’Aurore rougira le ciel, qu’il ne pousse pas ses Troyens contre les Rutules; que les armes des Rutules et des Troyens se reposent; à nous de terminer la guerre dans notre propre sang; que, sur ce champ de bataille, le vainqueur gagne la main de Lavinia.»
Quand il eut prononcé ces mots, il rentra rapidement dans sa demeure. Il demande ses chevaux et se réjouit de voir frémir sous ses yeux ces bêtes qu’Orithye avait données comme une marque d’honneur à Pilumnus, ces bêtes merveilleuses qui passaient la neige en blancheur, les vents en vitesse. Les cochers s’empressent autour d’elles; du creux de leurs mains, ils flattent les poitrails et peignent les crinières. Puis Turnus endosse lui-même sa cuirasse hérissée d’or et de pâle orichalque. En même temps, il ajuste habilement son épée, son bouclier et son casque aux rouges aigrettes. Cette épée, le dieu maître du feu l’avait faite pour Daunus son père et l’avait trempée incandescente dans les eaux du Styx. Ensuite il saisit vigoureusement une forte lance appuyée, au milieu du palais, contre une énorme colonne. Il en avait dépouillé l’Auronce Actor et il la brandit frémissante en s’écriant: «Le temps est venu, ô lance que je n’ai jamais appelée en vain! Le temps est venu: le puissant Actor t’a portée; c’est maintenant le tour de Turnus. Accorde-moi d’abattre le corps de cet eunuque phrygien. Fais que mon robuste bras arrache et mette en pièces sa cuirasse et que je souille de poussière ses cheveux frisés au fer chaud et parfumés de myrrhe!» Ainsi les furies l’agitent; tout son ardent visage jette des étincelles; le feu brille dans ses yeux durs. Ainsi un taureau, lorsque, pour la première fois, il va combattre, pousse d’effroyables mugissements, s’exaspère, éprouve ses cornes contre le tronc d’un arbre, fatigue l’air de ses coups et prélude au combat en éparpillant l’arène.
Non moins farouche cependant sous les armes maternelles, Énée sent Mars s’éveiller en lui et sa fureur grandir; il est heureux qu’on lui propose ce combat singulier pour terminer la guerre. Il rassure ses compagnons; il calme les craintes d’Iule; il leur rappelle les oracles. Ses envoyés, des guerriers, portent à Latinus sa réponse décisive et lui font connaître les conditions de la paix.
À peine le jour du lendemain répandait-il sa lumière sur la cime des montagnes, à l’heure où les chevaux du Soleil s’élancent des profondeurs de la mer et soufflent de la lumière par leurs naseaux levés, Rutules et Troyens, au pied des murs de la grande ville, préparaient déjà et mesuraient le terrain du combat. Au milieu ils dressaient les foyers sacrés et les autels de gazon pour les dieux qu’ils prendraient également à témoin. D’autres apportaient l’eau de source et le feu, vêtus de la jupe à bordure de pourpre et les tempes ceintes de verveine. La légion des Ausoniens s’avance; les portes grandes ouvertes déversent ces régiments armés de leurs javelots. De l’autre côté, toute l’armée troyenne et tyrrhénienne se précipite avec la diversité de ses armes, hérissée de fer comme si Mars l’appelait à ses rudes batailles. Parmi ces milliers d’hommes voltigent les chefs superbement ornés de pourpre et d’or: le fils d’Assaracus, Mnesthée, le brave Asilas, et Messape, dompteur de chevaux, Messape fils de Neptune. Quand au signal donné chacun se fut retiré dans ses limites, ils plantent leurs lances en terre et déposent leurs boucliers. Alors, entraînés par leur curiosité, les femmes, le peuple sans armes, les vieillards débiles ont occupé les tours et les toits des maisons; les autres se rangent sur le haut des portes.
Cependant Junon, regardant de la cime qu’on nomme aujourd’hui le Mont Albain, mais qui alors n’avait pas de nom, pas d’honneur, pas de gloire, considérait la plaine, les deux armées des Laurentes et des Troyens et la ville de Latinus. Tout à coup, elle s’est adressée, déesse à une déesse, à la sœur de Turnus qui préside aux marais dormants et aux rivières sonores: le très haut roi du ciel, Jupiter, lui avait accordé cet honneur sacré pour prix de sa virginité qu’il avait prise. «Nymphe, l’honneur des fleuves, toi qui es si chère à notre cœur, tu sais comment, parmi toutes les femmes latines qui ont partagé, sans avoir à s’en louer, la couche du magnanime Jupiter, j’ai fait une exception en ta faveur et comment à toi seule j’ai bien voulu donner une place au ciel; apprends ta douloureuse infortune, Juturne, et ne m’en accuse pas. Dans la mesure où la Fortune semblait l’admettre et où les Parques autorisaient le succès du Latium, j’ai protégé Turnus et tes remparts. Maintenant je vois que ce jeune homme affronte un destin supérieur au sien et qu’une force ennemie et le jour des Parques approchent. Je ne puis être témoin de ce combat ni de cette alliance. Si tu oses tenter quelque chose de plus efficace pour ton frère, hâte-toi, cela te convient. Peut-être notre misère en éprouvera-t-elle un adoucissement.» À peine eut-elle parlé, Juturne éclata en larmes et trois et quatre fois de sa main frappa sa belle poitrine. «Le moment n’est pas aux pleurs, dit la Saturnienne Junon; dépêche-toi et, si c’est possible, arrache ton frère à la mort. Ou encore fais de nouveau se rallumer la guerre et déchire le traité conclu. Je prends tes audaces à mon compte.» Ces exhortations laissaient Juturne hésitante, l’âme blessée et désemparée par sa triste blessure.
Cependant voici les rois: Latinus à la taille puissante, traîné dans un quadrige, le front ceint de douze rayons d’or brillant, symbole du Soleil, son ancêtre; Turnus sur un char attelé de deux chevaux blancs, brandissant de sa main deux lances au large fer; de son côté, Énée, le père et le fondateur de la race romaine, sous son bouclier qui a l’éclat d’un astre et sous ses armes divines, et près de lui Ascagne, seconde espoir de la puissante Rome, s’avancent hors du camp; dans sa robe blanche, un prêtre a conduit un porcelet et une brebis dont la toison est vierge du fer et les a approchés des autels embrasés. Les rois, les yeux tournés vers le soleil levant, offrent de leurs mains les galettes salées, puis marquent avec le fer le sommet du front des bêtes et répandent des libations sur l’autel. Alors le pieux Énée, l’épée haute, fait cette prière: «Que le soleil me soit témoin et témoin cette terre que j’invoque et pour laquelle j’ai pu supporter de si grandes épreuves: ô Père tout-puissant et toi, Saturnienne, son épouse, que je supplie de nous être maintenant, oui maintenant, plus favorable; et toi, illustre Mars, ô père dont la volonté tient le gouvernail de toutes les guerres, je vous implore, Fontaines et Fleuves et tout ce que nous adorons dans les hauteurs du ciel et toutes les divinités de la mer céruléenne. Si le sort donne la victoire à l’Ausonien Turnus, il est convenu que les Troyens se retireront vers la ville d’Évandre; Iule abandonnera ce territoire et désormais mes compagnons, qui ne seront pas des rebelles, ne reprendront pas les armes et ne tourneront plus le fer contre ce royaume. Mais si la Victoire consent à ce que Mars soit pour nous, – comme je le crois plutôt, et plaise aux dieux de confirmer cet espoir, – je n’ordonnerai pas aux Italiens d’obéir aux Troyens; je ne revendiquerai pas la royauté pour moi: que les deux nations invaincues entrent sous des lois égales dans une alliance éternelle; je leur donnerai mes rites sacrés et mes dieux. Mon beau-père Latinus conservera le pouvoir militaire; mon beau-père gardera le pouvoir traditionnel; les Troyens me bâtiront à moi une ville et Lavinia lui donnera son nom.»