Ce fut ainsi qu’Énée parla d’abord. Après lui, Latinus, les regards et les mains tournés vers le cieclass="underline" «J’en atteste, Énée, ces mêmes divinités, la Terre, la Mer, les Astres, la double descendance de Latone, Janus aux deux visages, la force des dieux infernaux et le séjour sacré du farouche Pluton. Qu’il m’entende aussi, le Père qui de sa foudre sanctionne les traités. La main sur l’autel, j’atteste les feux placés entre nous et les divinités: quelles que soient les circonstances, jamais le jour ne se lèvera qui verrait les Italiens rompre cette paix et cette alliance. Aucune force ne brisera ma volonté, dût-elle précipiter la terre dans le déluge des flots et abîmer le ciel dans le Tartare, non, aussi vrai que ce sceptre – et son sceptre se trouvait dans sa droite – n’étendra plus de branches au léger feuillage ni d’ombre, depuis que, coupé dans la forêt de sa souche profonde, il n’a plus de mère et que, sous le fer, il a perdu sa chevelure et ses bras: arbre jadis, aujourd’hui enfermé par l’artiste dans un beau cercle d’airain, insigne royal aux mains des chefs du Latium.»
Ils scellaient ainsi leur alliance sous les regards des capitaines de l’armée. Puis, selon le rite, ils égorgent au-dessus des flammes les bêtes consacrées; ils en arrachent les entrailles encore palpitantes et chargent les autels des bassins qui en sont remplis.
Mais, depuis longtemps déjà, le combat paraissait inégal aux Rutules, et des mouvements divers leur agitaient le cœur. Leur émotion s’accroît à mesure que l’inégalité des deux rivaux leur devient plus visible. L’attitude de Turnus confirme leur crainte, la démarche silencieuse du jeune homme qui, devant l’autel, les yeux baissés, s’incline comme un suppliant, le duvet de l’adolescence sur les joues et, malgré sa jeunesse, tout pâle. Dès que sa sœur Juturne sent le murmure grandir et voit les cœurs incertains chanceler, elle descend au milieu des troupes rangées: elle a emprunté la forme de Camers, guerrier de noble race, dont le père avait illustré son nom par son courage et qui était lui-même terrible à la bataille. Elle descend donc au milieu des troupes, sachant bien ce qu’elle veut et répand ainsi les bruits les plus divers: «N’avez-vous pas honte, ô Rutules, d’exposer une seule vie pour les braves que nous sommes tous? N’avons-nous pas l’égalité du nombre et de la force? Les voici tous, Troyens et Arcadiens, avec la troupe levée par le destin, avec l’Étrurie hostile à Turnus. Chacun de nous trouverait à peine un adversaire si nous ne combattions qu’un sur deux. Les dieux, aux autels de qui Turnus se dévoue, élèveront sa renommée jusqu’à eux et mettront sa gloire sur toutes les lèvres; mais nous autres qui aurons perdu notre patrie, nous serons forcés d’obéir à ces maîtres superbes, pour être maintenant restés les bras croisés dans nos champs!» Ces paroles enflamment de plus en plus l’esprit de la jeunesse et une rumeur court par toute l’armée. Les Laurentes eux-mêmes, les Latins eux-mêmes sont changés. Ils espéraient tout à l’heure la cessation des combats, le salut par la paix; maintenant ce sont des armes qu’ils demandent et la rupture du traité, et ils prennent en pitié le sort immérité de Turnus.
Juturne joint à ses paroles un stratagème encore plus puissant. Des hauteurs du ciel elle envoie aux Italiens un tel prodige qu’il n’y en eut jamais de plus propre à troubler leur esprit et à les tromper. Le fauve oiseau de Jupiter poursuivait sous le ciel empourpré les oiseaux du rivage et leur troupe ailée et bruissante, lorsque soudain il fondit sur les eaux, et le cruel saisit de ses serres crochues un cygne magnifique. L’attention des Italiens se fixe sur ce spectacle. Ô merveille! Tous les oiseaux à grands cris font volte-face. Leurs ailes obscurcissaient le ciel; ce nuage vient, à travers les airs, accabler l’ennemi tant qu’enfin, vaincu par la force et par son fardeau, il succombe, ouvre ses serres, laisse tomber sa proie dans le fleuve et s’enfuit au plus profond des nues. Alors les Rutules saluent d’une clameur et de leurs mains levées ce présage; et, le premier, l’augure Tolumnius s’écrie: «Voici, voici le signe que dans mes vœux j’ai si souvent demandé; je l’accepte et je reconnais la volonté des dieux. Suivez-moi; saisissez vos armes, malheureux qu’un misérable étranger attaque et épouvante comme de faibles oiseaux, lui dont la violence désole vos rivages. Mais il prendra la fuite; il déploiera ses voiles au loin sur la haute mer. Pour vous, tous tant que vous êtes, serrez vos rangs, allez vous battre et défendre votre roi qu’on veut vous ravir.» Il dit, court à la rencontre des ennemis et lance un javelot. Le trait, lancé d’une main sûre, rend un son strident et fend les airs. En même temps s’élève une immense clameur; le désordre se met dans tous les rangs, un ardent tumulte dans tous les cœurs. Le trait volant arrive par hasard sur neuf beaux jeunes gens, neuf frères qu’une même Tyrrhénienne, son épouse fidèle, avait donnés à l’Arcadien Gylippe; l’un d’eux est atteint au milieu du corps, là où le baudrier cousu presse la poitrine et où l’agrafe en mord les deux extrémités; l’admirable jeune homme aux armes étincelantes a les côtes transpercées et tombe sur la fauve arène. De ses frères, phalange impétueuse et brûlante de douleur, les uns dégainent leur épée, les autres saisissent leurs javelots, et ils se ruent en aveugles. Contre eux accourent les bataillons des Laurentes, et voici que les Troyens débordent en rangs serrés et les Agyllins et les Arcadiens aux armes peintes. La même passion guerrière les possède tous. Ils ont pillé les autels; l’air n’est plus qu’une tempête tourbillonnante de traits et une grêle de fer; on enlève les cratères et les feux sacrés. Latinus lui-même s’enfuit emportant ses dieux outragés par la rupture du traité. Les autres attellent leurs chars ou, d’un bond, sautent sur leurs chevaux et sont là l’épée nue.
Le Tyrrhénien Auleste était roi et portait les insignes de roi. Messape, qui avait tant désiré que le traité fût rompu, pousse contre lui son cheval et l’effraie; Auleste recule, tombe, et roule à la renverse, le malheureux, de la tête et des épaules, sur les autels. Alors l’ardent Messape vole avec sa lance, et, malgré les prières du vaincu, du haut de son cheval il le frappe rudement de son arme énorme et s’écrie: «Il a son compte! Voici une victime qui sera plus agréable aux grands dieux!» Les Italiens s’élancent et dépouillent le cadavre encore chaud. Corynée arrache de l’autel un tison ardent, et comme Élysus s’avançait pour lui porter un coup, il le devance et lui jette le feu au visage. La grande barbe d’Élysus flambe et répand une acre odeur; Corynée poursuit son ennemi épouvanté, saisit de la main gauche sa chevelure, le couche à terre sous l’effort de son genou et, dans cette position, lui perce le flanc de sa roide épée. Podalirius poursuit le pâtre Alsus qui, à travers les traits, s’était élancé au premier rang; il le presse, l’épée nue sur lui; mais Alsus se retourne et d’un coup de hache lui fend la tête du front jusqu’au menton; le sang coule et arrose largement les armes du guerrier. Un lourd repos et un sommeil de fer tombent sur ses paupières; ses yeux se ferment pour une nuit éternelle.
De son côté, le pieux Énée tendait ses mains désarmées, la tête nue, et de ses cris rappelait les siens: «Où courez-vous? D’où vous vient cette soudaine discorde? Réprimez votre fureur. Le traité est conclu; toutes les questions réglées. Moi seul, j’ai le droit de combattre; laissez-moi et bannissez toute crainte. La valeur de mon bras affermira ce traité. Turnus est à moi; ces sacrifices me le donnent.» Au moment où il élevait la voix et prononçait ces sages paroles, une flèche aux ailes stridentes le frappe. Quelle main l’a lancée? Quelle force l’a dirigée? On l’ignore. Qui a permis que les Rutules eussent une telle gloire, le hasard ou un dieu? Le silence s’est épaissi sur l’honneur de ce haut fait. Personne ne s’est vanté d’avoir blessé Énée.
Quand Turnus voit Énée se retirer du combat et ses capitaines bouleversés, une subite espérance réenflamme son ardeur. Il demande à la fois ses chevaux et ses armes; d’un bond, il s’élance superbe sur son char et saisit les rênes. Il vole, et de robustes hommes descendent en grand nombre aux Enfers. Il en renverse beaucoup qui sont à demi morts; il écrase des bataillons sous les roues de son char et accable les fuyards de javelots lancés à la hâte. Lorsque, rapide sur les bords de l’Hèbre glacé, le sanglant Mars fait retentir son bouclier et, déchaînant la guerre, lâche la bride à ses chevaux furieux, ceux-ci dans la plaine ouverte dépassent en volant le Notus et le Zéphyr; les profondeurs de la Thrace gémissent sous leur sabot; autour d’eux se presse le cortège du dieu, l’Épouvante au noir visage, la Colère et les Embûches: de même, l’impétueux Turnus pousse dans la mêlée ses chevaux fumant de sueur, qui bondissent impitoyablement sur les cadavres ennemis; leurs rapides sabots éparpillent une rosée sanglante, et le sable qu’ils foulent est trempé de sang. Il a déjà donné à la Mort Sthénélus, Thamyrus et Pholus, ces deux derniers en les attaquant de près; l’autre, de loin. Et c’est de loin qu’il a tué les deux fils d’Imbrasus, Glaucus et Ladès, que leur père, en Lycie, avait également instruits et armés pour combattre corps à corps ou pour devancer à cheval la rapidité des vents.