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«C’est tout! Ce n’est rien!» L’écho de ces deux cris retentit à mes oreilles. Ces deux cris qui n’ont pas été hurlés, mais proférés à voix toute basse, à peine distincte, qui dira leur grandeur et la distance qui les sépare?

Qui le dira; surtout, qui le saura? Il faut être posé comme moi au-dessus de l’humanité, il faut être à la fois parmi les êtres et disjoint d’eux, pour voir le sourire se changer en agonie, la joie devenir la satiété, et l’enlacement se décomposer. Car lorsqu’on est en plein dans la vie, on ne voit pas cela, et on n’en sait rien; on passe aveuglément d’un extrême à un autre. Celui qui a crié ces deux cris que j’entends: «tout! rien!» avait oublié le premier lorsqu’il a été emporté par le second.

Qui le dira! Je voudrais qu’on le dise. Qu’importent les mots, les convenances, l’habitude séculaire du talent et du génie de s’arrêter au seuil de ces descriptions, comme si cela leur était défendu. Il faut le dire dans un poème, dans un chef-d’œuvre, le dire jusqu’au fond, jusqu’en bas, quand ce ne serait que pour montrer la force créatrice de nos espoirs, de nos vœux, qui, au moment où ils rayonnent, transforment le monde, bouleversent la réalité.

Quelle aumône plus riche donner à ces deux amants, quand, de nouveau, leur joie sera morte au milieu d’eux! Car cette scène n’est pas la dernière de leur double histoire. Ils recommenceront, comme tous ceux qui vivent. De nouveau, ils essaieront l’un par l’autre, comme ils pourront, de se défendre contre les défaites de la vie, de s’exalter, de ne pas mourir; de nouveau, ils chercheront, dans leurs corps mélangés, un soulagement et une délivrance… Ils seront de nouveau repris par la grande vibration mortelle, par la force du péché qui tient à la chair comme un lambeau de chair. Et de nouveau, l’envolée de leur rêve et du génie de leur désir affolera la séparation et en fera doute, exhaussera la bassesse, parfumera l’ordure, sanctifiera les parties les plus maudites et les plus sombres de leurs corps, qui servent aussi aux fonctions sombres et maudites, et mettra là un instant toute la consolation du monde.

Puis encore, encore, lorsqu’ils verront qu’ils ont placé en vain l’infini dans le désir, ils seront punis de leur grandeur.

Ah! je ne regrette pas d’avoir violé le simple et terrible secret; ce sera peut-être ma seule gloire d’avoir embrassé et contenu ce spectacle dans toute son envergure, et d’y avoir compris que la vérité vivante était plus triste et plus grandiose que je n’étais, jusque-là, capable de le croire.

VI

Tout s’est tu. Ils sont partis; ils se sont cachés ailleurs. Le mari devant venir, m’a-t-il semblé. Je n’ai pas exactement compris. Est-ce que je sais bien ce qu’ils ont dit!

La chambre est seule… Je rôde dans la mienne. Puis je dîne comme dans un rêve, je sors, attiré par l’humanité.

Dehors, les maisons à pic, et closes. Les passants s’en vont de moi; je vois, partout, des murs, des figures.

Un café, devant moi. Le violent éclairement qui y règne m’invite à y pénétrer. Cet éclat artificiel me plaît, me rassure, et cependant me dépayse; assis, je ferme à demi les yeux.

Des gens calmes, simples, sans souci, et qui n’ont pas, comme moi, une sorte de tâche à accomplir, sont groupés çà et là.

Toute seule devant un verre plein, regardant de côté et d’autre, est une fille au visage peint. Elle tient sur ses genoux une petite chienne dont la tête dépasse du bord de la table de marbre, et qui, amusante, mendie pour sa maîtresse les regards des passants et déjà leurs sourires.

Cette femme me considère avec intérêt. Elle voit que je n’attends personne, que je n’attends rien.

Un signe, un mot, et elle, qui attend tout le monde, viendrait, souriant de tout son corps… Mais non, ce n’est pas cela que je désire. Je suis plus simple que cela. Je n’ai pas besoin d’une femme. Si je suis troublé au contact des amours, c’est à cause d’une grande pensée et non pas d’un instinct.

Elle s’approche de moi. Elle ne sait pas qui je suis! Je me détourne. Que m’importe la rapide et grossière extase, la comédie sexuelle! J’ai vue sur l’humanité, sur les hommes et les femmes, et je sais ce qu’ils font.

Le relent du café et du tabac, mêlé à la tiédeur, forme une atmosphère alanguissante. Les bruits – le choc d’une soucoupe, la poussée et la retombée de la porte d’entrée, l’exclamation d’un joueur – se fondent. Sur les figures est posé un reflet verdâtre. La mienne doit être plus impressionnante que celle des autres: elle doit apparaître ravagée par l’orgueil d’avoir vu, et par le besoin de voir encore.

… Tout à l’heure il l’a appelée «Aimée». Je ne sais pas si c’est son nom ou un aveu. Je ne sais pas les noms, je ne sais pas les détails, je ne sais rien de ce genre. L’humanité me montre ses entrailles; j’épelle le profond de la vie, mais je me sens perdu à la surface du monde. J’ai dû faire un effort, à l’instant, pour me faufiler entre les passants, m’asseoir en ce lieu public, et demander ce que je voulais.

… J’ai cru reconnaître la silhouette d’un locataire de mon hôtel, passant dans la rue, le long de la glace du café. Je me suis rejeté en arrière. Je ne suis pas en état de causer de choses et d’autres; plus tard, je reprendrai cette morne habitude. Je baisse la tête vers la table, accoudé et les poings aux cheveux, pour n’être pas reconnu des gens qui me connaissent, si d’aventure il en passait.

* * *

Me voici marchant par les rues. Une femme passe. Machinalement, je la suis… Elle a une robe gros bleu; un grand chapeau noir; elle est si distinguée qu’elle est un peu gauche dans la rue. Elle se retrousse assez maladroitement et l’on voit sa fine bottine appliquée autour de sa jambe mince au bas noir transparent… Une autre me croise; je la dévisage ardemment… Là-bas, une grisaille féminine traverse la rue; mon cœur bat comme s’il s’éveillait.

Curiosité? Non, désir. Tout à l’heure, je n’avais pas de désir; maintenant, cela m’étourdit… Je m’arrête… Je suis un homme comme les autres; j’ai mes appétits, mes sourdes envies; et dans la rue grise le long de laquelle je vais je ne sais où, je voudrais m’approcher d’un corps de femme.

… Cette petite forme qui frôle les murs, non loin de moi, je m’imagine sa pure nudité… Elle a des petits pieds qu’on n’aperçoit guère. Elle ramène sur les épaules un fichu. Elle tient un paquet. Elle est penchée en avant, tellement elle est pressée, comme si elle voulait, puérilement, se dépasser elle-même. Sous cette pauvre ombre est un corps de lumière, qui s’éclaire à mes yeux dans le vague flou où elle se dérobe… Je pense à la beauté d’étoile qu’elle aurait, au rayonnement de sa chevelure dissimulée et rapetissée sous son maigre chapeau, au grand sourire qu’elle cache sur sa figure toute sérieuse.

Je reste planté une seconde, immobile au milieu de la chaussée. Le fantôme de femme est déjà loin. Si j’avais rencontré ses yeux, cela aurait été vraiment une douleur. Je sens sur mes traits une crispation qui me défigure, me transfigure.

Là-haut, sur l’impériale d’un tramway, une jeune fille est assise; sa robe, un peu soulevée, s’arrondit… De dessous, on doit plonger dans elle toute. Mais un embarras de voitures nous sépare. Le tramway file, se dissipe comme un cauchemar.