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À cause de la formidable envergure de sa vitesse, la lumière amoindrit follement les chiffres, et rend leurs immensités plus sensibles… La lumière parcourt l’éther à raison de trois cent trente mille kilomètres à la seconde. Elle met un peu plus de huit minutes pour venir du Soleil, de sorte que l’image que nous en avons est celle de l’astre tel qu’il était huit minutes avant notre contemplation. Elle met quatre ans et quatre mois pour venir de l’étoile la plus rapprochée; trente-six ans pour venir de l’Étoile Polaire… Elle met plusieurs siècles pour venir de certaines étoiles qui se présentent ainsi à nous telles qu’elles étaient il y a plusieurs siècles. Et si ces étoiles nous regardent, elles nous voient avec le même vertigineux retard… Cette constellation, qui surmonte la ville vivante et mourante d’un diadème triste parce qu’il est trop grand, nous ne savons pas ce que c’est. Tout au plus nous doutons-nous que chacun de ses points a quelque analogie avec le brûlant Soleil, avec la boule de feu que hérissent des flammes grandes comme la distance de la Terre à la Lune. Si les yeux d’une de ces étoiles sont plus perçants que les nôtres, que voit-elle ici-bas, à l’instant où je parle?… Parmi les formes terrestres convulsées encore et tremblantes de quelque grande crise géologique, elle voit, sur une éminence, un seul être se dégager de la terre qui attire ses quatre membres, se tendre debout en chancelant encore, et une seule face encore bestiale et effarée d’ombre lever obscurément les yeux. Et entre telle autre étoile et nous, l’échange de lumière ne s’est pas encore effectué, depuis le commencement d’elle, et lorsque son aspect se sera transporté jusqu’à nous, elle sera peut-être détruite depuis des éternités…

Et ces éternités me font penser au temps. Combien il y a-t-il de temps que la Terre existe? Depuis que la masse gazeuse mondiale s’est détachée de l’équateur de la nébuleuse solaire, combien de milliards de siècles se sont écoulés? On ne sait. On suppose que pour la seconde phase – de beaucoup la plus courte – de sa transformation, c’est-à-dire pour passer de l’état liquide à l’état solide, il a fallu trois cent cinquante millions d’années.

L’atome, le plus petit élément de la matière. Voici maintenant le plus grand élément: le monde stellaire. Non pas l’ensemble réel ou même visible du firmament, qui est incommensurable, mais la partie qui en a été mesurée par la science. L’investigation scientifique se borne à un rayon de huit cent mille milliards de kilomètres à partir de la Terre. Au delà de ce rayon, qui n’embrasse que les astres les plus proches, les mondes ne présentent pas, par rapport au mouvement de la terre, un déplacement apparent nous permettant d’apprécier leur distance, et nous n’avons plus aucune donnée sur les espaces sidéraux. L’univers exploré par le calcul est donc représenté par une sphère dont le rayon aurait huit cent mille milliards de kilomètres. Les nombres qui déterminent cette sphère sont les plus grands qu’on puisse appliquer à la réalité. Ils donnent, comme volume, deux mille cent quarante-cinq sexdécillions de mètres cubes. Comme, d’autre part, le nombre d’atomes contenu dans un mètre cube est, en nous référant à la dimension hypothétique que nous avons accordée à l’atome, d’un décillion, le rapport entre la plus grande chose et la plus petite est un nombre tel, que la science n’a pas de terme pour l’exprimer. Jamais on ne s’en est servi: je suis peut-être le premier homme qui le fait, dans le besoin de précision énorme qui me tourmente ce soir. D’après l’étymologie latine des noms des nombres, ce nombre vierge qui formule ce que l’univers peut contenir d’atomes commencerait à s’énoncer ainsi: deux octovigentillions… Il est composé d’un deux suivi de quatre-vingt-sept chiffres. Rien ne peut donner une idée de l’immensité de ce nombre, qui exprime la nature depuis ses fondements jusqu’à son extrême frontière attingible.

Et pourtant, ce chiffre, qui a figure de monstre, il faut le déformer encore, il faut le multiplier encore par cinquante trillions, le transformer en cent duotrigentillions, c’est-à-dire en un nombre de cent deux chiffres, si on admet la théorie de Newcomb qui, en se basant sur les mouvements et les vitesses des astres selon la loi immuable de la gravitation, limite notre système stellaire tout entier à une sphère d’espace de soixante quintillions de kilomètres de diamètre, où tombent harmoniquement cent vingt-cinq millions d’étoiles.

Qu’est-ce qu’on peut faire contre tout cela?

Qu’est-ce que je peux faire, moi, qui suis là, ébloui par les papiers que je lis, au pied de cette lampe qui forme une ombre octogonale effleurant mon encrier, – dont la clarté diffuse me montre à peine le plafond et la fenêtre, noire et luisante sous ses rideaux légers, et ne fait presque pas sortir de la nuit les murs de la chambre…

Je me suis levé. J’erre dans la chambre. Qu’est-ce que je suis, qu’est-ce que je suis? Ah! il faut, il faut que je réponde à cette question parce qu’une autre y est suspendue comme une menace: Qu’est-ce qu’il va advenir de moi!

En face du grand miroir qui est debout sur la cheminée, je fixe mon image, je cherche en moi ce que je pourrais répondre à ma petitesse. Si je ne peux pas m’en évader, je suis perdu… Suis-je le peu que je parais être, suis-je immobilisé et étouffé dans cette chambre comme dans un cercueil trop large?

Instinctivement une intuition paisible, simple comme moi, rejette l’épouvante qui m’assaille, et je me dis que ce n’est pas possible, et qu’il y a une immense erreur partout.

* * *

Qu’est-ce qui m’a dicté ce que je viens de penser? À quoi ai-je obéi?

À une croyance qu’ont accumulée en moi le bon sens, la religion, la science…

Ce bon sens là, c’est la voix des sens, et une grosse voix trop proche ressasse que les choses sont telles que nous les voyons. Mais je sais bien, au fond, que cela n’est pas vrai. Il faut s’arracher tout d’abord à cette grossière écorce de la vie usuelle.

Les contradictions que comporte cette réalisation béate de l’apparence, les erreurs innombrables de nos sens, les créations fantaisistes du rêve, de la folie, ne nous permettent pas d’écouter ce piteux enseignement. Le bon sens est une bête probe mais aveugle. Il ne reconnaît pas la vérité, qui se dérobe aux premiers coups d’œil; qui, selon la magnifique parole de l’ancien sage, «est dans un abîme».

La science… Qu’est-ce que la science? Pure, c’est une organisation de la raison par elle-même; appliquée, c’est une organisation de l’apparence. La «vérité» scientifique est une négation presque intégrale du bon sens. Il n’y a guère de détails de l’apparence qui ne soient contredits par l’affirmation scientifique correspondante. La science dit que le son, la lumière, sont des vibrations; que la matière est un composé de forces… Elle édicté un matérialisme abstrait. Elle remplace l’apparence grossière par des formules; ou alors, elle l’admet sans examen. Elle soulève, dans un ordre plus complexe et plus ardu, les mêmes contradictions que le réalisme superficiel. Même au sein de son domaine expérimental ou logique, elle est obligée de se servir de données fictives, de suppositions. Si on la pousse du côté de la grandeur du monde ou du côté de la petitesse, elle reste court. En bas, elle s’arrête devant la question de la divisibilité de l’espace; en haut, elle s’arrête devant le dilemme d’absurdités: «L’espace ne finit nulle part», ou: «L’espace finit quelque part».