Pas plus que le bon sens, elle ne voit la vérité; elle n’est d’ailleurs pas faite pour cela, puisqu’elle n’a pour but que la systématisation abstraite ou pratique d’éléments dont elle ne discute pas la réalité profonde.
La religion… Elle dit avec raison: le bon sens ment, la science ne s’engage à rien; elle ajoute: nous ne serions certains de rien sans la garantie de Dieu. Et la religion a ainsi arrêté Pascal, en interposant son double fond entre la vérité et lui. Dieu n’est qu’une réponse toute faite au mystère et à l’espérance, et il n’y a pas d’autre raison à la réalité de Dieu, que le désir que nous en avons.
Ce monde illimité que je viens de voir s’élever contre moi ne repose donc sur rien? Alors, qu’est-ce qui est sûr, qu’est-ce qui est fort?
Et, pour m’assister, j’évoque encore une fois les êtres vivants en qui j’ai foi, les êtres dont j’ai vu ici s’épanouir la figure et les regards se déchaîner.
Je revois des faces, dans le de profundis du soir, émerger comme des victoires suprêmes. L’une contenait le passé; une autre, toute son attention tendue vers la fenêtre, s’azurait; une autre, dans la noirceur humide de la brume, songeait au soleil comme un soleil; une autre, pensive et prolongée, était pleine de la mort qui la dévorerait, et toutes étaient entourées d’une solitude qui commençait dans cette chambre, mais qui ne finissait plus.
Et moi qui suis comme elles, moi qui contiens à l’intérieur de ma pensée l’implacable passé et l’avenir rêvé, et la grandeur des autres; moi qui regrette, qui voudrais, et qui pense, avec ma figure inguérissable et étendue – moi, moi, le rêve d’étoiles que je viens d’avoir me changerait en poussière? Est-il possible que je ne sois rien, alors qu’à certains moments il me semble que je suis tout? Suis-je rien, suis-je tout?
Alors, je me mets à comprendre… Je n’ai pas tenu compte de la pensée dans cette évocation de l’ordre des choses. Je l’ai considérée comme enfermée dans le corps, ne le dépassant pas, n’ajoutant rien à l’univers. Notre âme ne serait en nous qu’un souffle comme le souffle vital, un organe; nous tiendrions la même place, vivants, que morts?
Non! Et c’est ici que je mets la main sur l’erreur.
La pensée est la source de tout. C’est par elle qu’il faut commencer, toujours… La vérité est retournée sur sa base.
Et maintenant je lis des signes de folie dans ma méditation de tout à l’heure. Cette méditation était la même chose que moi; elle prouvait la grandeur de la pensée qui la pensait, et pourtant elle disait que l’être pensant n’est rien. Elle m’anéantissait, moi qui la créais!
… Mais ne suis-je pas la proie d’une illusion? Je m’entends m’objecter: ce qui est en moi, c’est l’image, le reflet, l’idée de l’univers. La pensée n’est que le fantôme du monde prêté à chacun de nous. L’univers par lui-même existe en dehors de moi, indépendamment de moi, avec une telle immensité qu’il fait que je suis du néant et comme mort déjà. Et j’aurais beau n’être pas ou fermer les yeux, l’univers serait quand même.
Une angoisse, une blessure commençante m’étreint les entrailles… Puis voici qu’un cri monte en moi, un cri lucide, conscient et inoubliable comme un accord sublime de toute la musique: «Non!»
Non. Cela n’est pas ainsi. Je ne sais si l’univers a en dehors de moi une réalité quelconque. Ce que je sais, c’est que sa réalité n’a lieu que par l’intermédiaire de ma pensée, et que tout d’abord, il n’existe que par l’idée que j’en ai. Je suis celui qui a fait se lever les étoiles et les siècles, et qui a roulé le firmament dans sa tête. Je ne peux pas sortir de ma pensée. Je n’ai pas le droit de le faire sans faute et sans mensonge. Je ne peux pas. J’ai beau essayer de me débattre comme pour m’envoler de moi. Je ne peux pas accorder au monde d’autre réalité que celle de mon imagination. Je crois en moi et je suis seul, puisque je ne peux pas sortir de moi. Comment imaginer sans folie que je puisse sortir de moi-même? Comment imaginer sans folie que je ne sois pas seul? Qu’est-ce qui pourrait me prouver qu’au delà de l’infranchissable pensée, le monde a une existence séparée de moi!
J’écoute la métaphysique (elle n’est pas une science: elle est située au delà du programme scientifique; elle est plutôt assimilable à l’art, s’attachant comme lui à la vérité vraie: car si un tableau est puissant et si un beau vers est beau, c’est à cause de la vérité). Je parcours les livres, je consulte les savants et les penseurs, je réunis tout l’arsenal des certitudes que l’esprit humain a réunies, j’écoute la grande voix de celui qui a passé toutes les croyances et tous les systèmes au crible de sa raison terrible, et je lis cette vérité même qui s’imposait à moi: On ne peut pas nier la pensée qu’on a du monde, mais on ne peut pas certifier qu’il existe en dehors de la pensée qu’on en a.
Et maintenant que j’ai cette affirmation enfermée précisément, effectivement, dans des mots, maintenant que je tiens cette richesse sublime, je ne peux plus m’écarter du miracle de simplification qu’elle apporte.
Non, il n’est pas sûr que la vérité qui commence en nous continue ailleurs, et lorsque, après avoir dit cette parole que personne après lui n’a pu même songer à nier: «Je pense, donc je suis», le philosophe a essayé, raisonnement par raisonnement, de conclure à quelque chose de réel en dehors du sujet pensant, il est sorti pas à pas de la certitude. De toute la philosophie passée, il ne reste que ce commandement d’évidence qui met en chacun de nous le principe de tout; de la recherche humaine il ne reste que cette grande nouvelle que j’ai déjà lue comme dans un livre sur le recommencement et la solitude de chaque figure. Le monde, tel qu’il semble nous apparaître, ne prouve que nous, qui croyons le voir. Le monde extérieur, c’est-à-dire le globe terrestre avec ses onze mouvements dans l’espace, ses horizons et le va-et-vient de la mer, ses mille milliards de kilomètres cubes, ses cent vingt mille espèces végétales et ses trois cent mille espèces animales, et tout le monde solaire et sidéral avec ses transformations et son histoire, ses origines et ses voies lactées, – est un mirage et une hallucination.
Et malgré les voix, qui, même du fond de nous, crient contre ce que je viens d’oser penser, comme une foule contre la beauté, malgré le savant qui, avouant que le monde est une hallucination, ajoute, sans preuve, que c’est une «hallucination vraie», – je dis que l’infini et l’éternité du monde sont deux faux dieux. C’est moi qui ai donné à l’univers ces vertus démesurées, que j’ai en moi (il faut bien que je les lui aie données puisque, quand bien même il les aurait, je ne pourrais constater sur lui l’inconstatable, et je les ajouterais de mon propre fonds à l’image bornée que j’ai de lui). – Rien ne prévaut contre l’absolu de dire que j’existe et que je ne puis pas sortir de moi, et que tout: espaces, temps, raisonnements, ne sont que des façons de m’imaginer la réalité, et comme de vagues pouvoirs que j’ai.
C’est avec une sorte de frisson que j’ai trouvé dans le livre austère cette traduction des cris d’humanité qui sont venus jusqu’à moi. Le cœur humain saignait et s’éployait à travers les lignes froides et calculées de l’écrivain allemand. Peut-être faut-il une certaine gravité pour s’affranchir de l’apparence et pour comprendre les formules grandioses de la vérité ainsi purifiée. Mais je dis que ces paroles sont les plus magnifiques qui aient jamais été dictées aux hommes, et qu’elles font du livre du philosophe de Kœnigsberg l’œuvre qui se rapproche le plus de la vraie bible. Les paroles de Jésus-Christ, faites pour régenter la société selon de nobles lignes, apparaissent, à côté, superficielles et utilitaires.