Tandis que mon œil suivait machinalement la main gantée de fil blanc qui versait dans mon assiette le potage présenté dans une écuelle argentée, je prêtai l’oreille au brouhaha de conversations qui m’entouraient.
Je n’entendais que ce que disaient mes trois voisins. Ils parlaient de personnes qu’ils connaissaient dans la salle, puis de plusieurs amis, sur un ton dont l’ironie et le persiflage constants me surprirent.
Je ne trouvais rien dans ce qu’ils disaient; cette soirée serait inutile comme les autres.
Quelques instants après, le maître d’hôtel, en prélevant pour les déposer dans mon assiette les filets d’une sole qu’une épaisse sauce rose noyait dans son plat oblong de métal, me désigna d’un mouvement de la tête et d’un clin d’œil en coulisse un des convives:
– C’est M. Villiers, l’écrivain si connu, me souffla-t-il orgueilleusement.
C’était lui, en effet; il ressemblait assez à ses portraits et portait avec grâce sa jeune gloire. J’enviai cet homme qui savait écrire et dire ce qu’il pensait. Je considérai avec quelque admiration la distinction de sa silhouette mondaine, la jolie ligne moderne et fine de son profil perdu, d’où sortait l’effilement soyeux de sa moustache, la courbe parfaite de son épaule, et l’aile de papillon de sa cravate blanche.
Je portais à mes lèvres mon verre – si fragile que le vent du plein air l’eût brisé sur sa tige – lorsque je m’arrêtai brusquement et sentis tout mon sang affluer à mon cœur.
J’avais entendu ceci:
– Sur quoi, ton prochain roman?
– Sur la vérité, répondit Pierre Villiers.
– Hein? fit l’ami.
– Un défilé d’êtres surpris tels qu’ils sont.
– Quel sujet? demanda-t-on.
On l’écoutait. Deux jeunes gens qui dînaient non loin se taisaient, l’air oisif, l’oreille évidemment tendue. Dans un coin de pourpre somptueuse, un homme en frac fumait un gros cigare, l’œil affaissé, les traits tirés, toute sa vie concentrée dans le foyer odorant du tabac, et sa compagne, son coude nu sur la table, environnée de parfums et étincelante de bijoux, surchargée de la lourde royauté artificielle du luxe, tournait vers le parleur sa figure de nature et de lune.
– Voici, dit Pierre Villiers, le sujet qui me permet de faire amusant et vrai à la fois: un homme perce un trou dans le mur d’une chambre d’hôtel et regarde ce qui se passe dans la chambre voisine!
Je dus à ce moment considérer les causeurs d’un œil égaré et pitoyable… Puis, vite, je baissai la tête, dans le geste naïf des enfants qui ont peur qu’on les voie…
Ils avaient parlé pour moi, et je sentis autour de moi quelque étrange intrigue policière. Puis, tout d’un coup, cette impression dans laquelle mon bon sens s’était totalement affolé, tomba. Évidemment, coïncidence. Mais il resta la vague appréhension qu’on allait s’apercevoir que je savais, me reconnaître.
Ils continuaient à parler de l’idée émise… Insensible à tout le reste, tendu dans l’unique effort de les entendre et de ne pas avoir l’air de les écouter, je m’attachai à leur conversation comme un parasite.
Un des amis du romancier le pria de parler plus en détail de son œuvre. Il consentit… Il allait dire cela avant moi!
Il a raconté le livre qu’il a fait. Avec un art admirable de mots, de gestes et de mimique, avec une élégance spirituelle et vive, et un rire communicatif, il a évoqué devant les yeux de ses auditeurs une suite de scènes imprévues, brillantes, étourdissantes. À la faveur de son original sujet, qui donnait à toutes les scènes tant de relief et d’intensité, il a étalé des ridicules, des travers amusants, multiplié des détails pittoresques et piquants, des noms propres typiques et spirituels, enchevêtré des situations ingénieuses, fait jaillir d’irrésistibles effets, et le tout est à la dernière mode. On disait: «Ah!» «Oh!» On écarquillait les yeux.
– Bravo! Gros succès sûr. Le sujet est rudement drôle.
– Tous ces bonshommes qui passent devant le voyeur sont amusants, même celui qui se tue! Rien d’oublié! C’est toute l’humanité!
Mais moi je n’avais rien reconnu dans tout ce qu’il montrait.
De la stupeur, et une sorte de honte m’accablaient, à mesure que j’entendais cet homme chercher quel jeu on pourrait tirer de la sombre aventure qui, depuis un mois, me martyrisait.
Je me rappelai la grande voix, maintenant éteinte, qui avait proclamé avec un accent si définitif et si fort que les écrivains d’aujourd’hui imitent les caricaturistes. Moi qui avais pénétré au milieu de l’humanité et en revenais, je ne trouvais rien d’humain dans cette caricature qui dansait! Cela était si superficiel que c’était du mensonge.
Devant moi, témoin terrible, il disait:
– L’homme dépouillé de l’apparence, voilà ce que je veux qu’on voie. D’autres sont l’imagination, je suis la vérité.
– Cela a même une portée philosophique.
– Peut-être… En tout cas, je ne l’ai pas cherchée! Dieu merci, je suis un écrivain, je ne suis pas un penseur!
Et il continua à travestir la vérité, sans que j’y pusse rien, – la vérité, cette chose profonde, dont j’avais la voix aux oreilles, l’ombre aux yeux, et le goût à la bouche.
Suis-je à ce point délaissé?… Personne ne me fera l’aumône?
Je suis parti, parmi les larges glaces battantes des portes. J’entre dans un théâtre où l’on joue une pièce dont l’apparition a été saluée, une huitaine auparavant, comme un important événement, et il me reste, de ce succès, quelque écho dans la mémoire. Le titre: Le Droit du Cœur, me tente, m’appelle.
Je prends une place, et me voici au milieu de la grande salle de spectacle, ballotté dans la chaude foule éclairée.
Le rideau se lève, envoyant un large souffle frais sur l’installation du public, et chacun est remué d’une sorte d’espérance, dans l’attente des êtres qui vont vivre là.
Je regarde cette scène, exactement comme j’ai regardé la chambre. J’écoute, j’enregistre mot à mot, j’épelle…
… Le jeune sculpteur Jean Darcy qui vient de Rome, avec ses rêves de marbre, est en soirée chez le banquier Lœwis. Une assistance brillante se presse dans les salons dorés. Des membres de l’Institut, avec des cravates de commandeur de la Légion d’honneur, y coudoient de richissimes mondains; toutes les célébrités de l’art, des lettres, de la magistrature, de la politique et de la finance, s’y disputent la palme de la médisance et le sourire des jolies femmes.