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Mais moi, moi! Moi qui ne suis rien qu’un regard, comme j’en ai recueilli, de destinée? Je suis là à m’en ressouvenir. Je ressemble malgré tout à un poète au seuil d’une œuvre. Poète maudit et stérile qui ne laissera pas de gloire, auquel le hasard a prêté la vérité que le génie lui eût donnée; œuvre fragile qui passera avec moi, mortelle et fermée aux autres comme moi, mais œuvre sublime pourtant, qui montrerait les lignes essentielles de la vie et raconterait le drame des drames.

* * *

Qu’est-ce que je suis? Je suis le désir de ne pas mourir. Ce n’est pas seulement ce soir, où me pousse le besoin de construire le rêve solide et puissant que je ne quitterai plus, mais toujours. Nous sommes tous, toujours, le désir de ne pas mourir. Il est innombrable et varié comme la complexité de la vie, mais c’est, au fond, ceci: continuer à être, être de plus en plus, s’épanouir et durer. Tout ce qu’on a de force, d’énergie et de lucidité, sert à s’exalter, de quelque façon que ce soit. On s’exalte avec des impressions nouvelles, des sensations nouvelles, de nouvelles idées. On s’efforce de prendre ce qu’on n’a pas pour se l’ajouter. L’humanité, c’est le désir du nouveau sur la peur de la mort. C’est cela: je l’ai vu, moi. Les mouvements instinctifs et les cris libres étaient dirigés toujours dans le même sens comme des signaux, et, au fond, les paroles les plus dissemblables étaient pareilles.

* * *

Mais après… Où sont les mots qui éclairent la voie? Si c’est cela, l’humanité, qu’est-elle dans le monde, et qu’est-ce que le monde?

Je me souviens, je me souviens, comme on appellerait au secours… Un jalon, une borne, où la sainte inquiétude se pose: l’importance d’un être humain parmi les choses, cette importance que j’ai mis toute ma vie à comprendre…

L’immensité de chacun de nous: premier grand signe dans le noir. C’est vrai que le cœur fait son deuil ou sa fête avec toute la nature, et, aux yeux du plus humble des contemplateurs, c’est vrai que dans le ciel provençal les étoiles ont pâli lorsque Mireille est apparue à sa petite fenêtre.

Je suis au milieu du monde. Les astres me couronnent. La terre me porte et m’élève. Je me tiens au sommet des siècles. Je ramène tout à moi, les vastes ou les petites choses de l’esprit et du cœur. De ma main devant les yeux, le jour, je fais la nuit, et la nuit, je me cache la nuit; si je ferme les yeux, l’azur ne peut plus rien être. À partir de moi, toutes les grandeurs vont se rapetissant.

* * *

J’ai appuyé ma tête sur ma main.

Alors mes doigts sentent les os de mon crâne: l’orbite, la dépression de la tempe, la mâchoire. Un crâne…

Un crâne! Mais je connais cela! Mon crâne est semblable aux autres.

Cette ressemblance de moi et de tous, je n’y avais jamais pensé. Je la vois. Je vois, à travers un peu d’ombre, mes os, mes ossements. Je reconnais dans moi-même mon fantôme éternel de poussière, mon squelette, comme on reconnaît quelqu’un. Je le touche, je le palpe, le monstre morne et blanc que je suis au fond…

Mes rêves de grandeur se sont écroulés, puisque mon crâne est semblable aux autres, à tous ceux qui furent.

Combien y en a-t-il eu? Si l’humanité date de cent mille ans, ce qui est sans doute au-dessous de la vérité, comme il vit sur la Terre un milliard et demi d’habitants qui se renouvellent tous les trente ans, cela fait quatre mille cinq cent milliards de crânes qui tombent en poussière depuis les hommes.

* * *

J’irai dans la terre. J’aurai eu une maladie, ou une plaie qui feront pourrir plus vite un coin de ma chair. Je mourrai sans doute de maladie, quelque organe atrophié, rompu, arrêté – ou bien affolé, brisant tout le reste; je mourrai d’une maladie, tout le sang en dedans… (J’aimerais mieux m’en aller dans la pourpre d’une blessure…)

Et moi aussi, on m’enterrera comme les autres, quoique cela puisse paraître étrange. Déjà comme un avertissement de la boue (les paroles du poète reviennent à moi et m’accablent), j’ai cette poussière qui vient sur moi tous les jours, dont je suis obligé de me laver, dont je me défends, dont je m’arrache: c’est l’ange sombre de la terre.

Dans le frêle cercueil, mon corps deviendra la proie des insectes, du pullulement irrésistible de leurs larves. Innombrable envahissement qui se multiplie! Linné a pu dire que trois mouches consomment un cadavre aussi vite que le fait un lion.

J’ai ouvert un livre que j’ai là. Je me plonge dans le détail. J’y apprends ce qui m’attend, moi! J’y apprends mon histoire future.

Les animaux des cimetières se succèdent par périodes; chaque espèce vient en son temps, de sorte qu’on reconnaît l’âge d’un cadavre à la foule qui s’en repaît. Il y a ainsi à travers les corps abandonnés huit immigrations successives qui correspondent aux huit phases de la fermentation putride par laquelle, peu à peu, l’intérieur du corps s’extériorise.

Je veux les connaître, voir d’avance ce que je ne verrai pas – et palpiter ce que je ne ressentirai pas.

De petites mouches, les curtonèvres, hantent le corps quelques instants avant la mort… Je les entendrai. Certaines émanations leur indiquent l’imminence d’un événement qui va leur procurer avec une abondance débordante des aliments pour leurs larves, et lourdes d’œufs, elles s’acharnent déjà à pondre dans les narines, dans la bouche, et aux coins des yeux.

À peine la vie a-t-elle cessé, que d’autres mouches affluent. Dès que le pauvre souffle de corruption devient sensible, d’autres encore: la mouche bleue, la mouche verte, dont le nom scientifique est Lucilia Cœsar, et la grande mouche au thorax rayé de blanc et noir qu’on appelle «grand sarcophagien». La première génération de ces mouches accourues à l’affreux signal peut former à elle seule dans le cadavre sept à huit générations qui se prolongent et s’entassent pendant trois à six mois: «Chaque jour, dit Mégnin, les larves de la mouche bleue augmentent de deux cents fois leur poids…» La peau du cadavre est alors d’un jaune tirant légèrement sur le rose, le ventre est vert clair, le dos vert sombre. Ou du moins, telles en seraient les teintes, si cela ne se passait pas dans l’ombre.

Puis, la décomposition change de nature. C’est la fermentation butyrique, qui produit des acides gras dénommés vulgairement gras de cadavre. C’est la saison des dermestes, – insectes carnassiers qui produisent des larves munies de longs poils, – et de papillons: les aglossas. Les larves des dermestes et les chenilles des aglossas présentent cette particularité qu’elles peuvent vivre dans les matières grasses «qui se moulent, comme du suif, au fond des bières»; quelques-unes de ces matières cristalliseront et luiront comme des paillettes, plus tard, dans la poussière définitive.

Voici maintenant la quatrième escouade. Elle accompagne la fermentation caséïque, et elle est composée: de mouches, les pyophilas, qui donnent ses vers au fromage – vers reconnaissables aux sauts caractéristiques qu’ils exécutent – et de coléoptères, les corynètes.