Je ne regarde plus. Je m’assois et je m’accoude. Je pense à moi. Où en suis-je maintenant? Je suis bien seul. Ma situation est perdue. Bientôt je n’aurai plus d’argent. Qu’est-ce que je vais faire dans la vie? Je ne sais pas. Je chercherai; il faudra bien que je trouve.
Et tranquillement, et lentement, j’espère.
… Il ne faut plus de tristesse, il ne faut plus d’angoisse et de fièvre… Loin, loin de toutes ces affreuses choses si graves, dont la vue est terrible à supporter, si le restant de ma vie s’écoulait dans le calme, dans la paix!
J’aurai quelque part une existence sage, occupée – et que je gagnerai régulièrement.
Et toi, tu seras là, ma sœur, mon enfant, ma femme.
Tu seras pauvre pour ressembler davantage à toutes les femmes. Afin que nous puissions vivre, je travaillerai toute la journée, et je serai par là ton serviteur. Tu travailleras affectueusement pour nous dans cette chambre où, durant mon absence, tu n’auras près de toi que la pure et simple présence de ta machine à coudre… Tu pratiqueras l’ordre si bon, qui n’oublie rien, la patience longue comme la vie, et la maternité lourde comme le monde.
Je rentrerai, j’ouvrirai la porte dans l’ombre. De la chambre voisine d’où tu porteras la lampe, je t’entendrai venir: une aube t’annoncera. Tu m’intéresseras par l’aveu paisible, et sans autre but que de me donner ta parole et ta vie, de ce que tu auras fait pendant que je n’étais pas là. Tu me raconteras tes souvenirs d’enfance. Je ne les comprendrai guère, car tu ne pourras, forcément, m’en donner que des détails insuffisants; je ne les saurai pas, je ne pourrai pas les savoir, mais j’aimerai cette si douce langue étrangère que tu murmureras.
Nous parlerons de l’enfant futur, et sur cette vision, tu pencheras ton front et ton cou blancs comme le lait, et nous entendrons d’avance le berceau se balancer avec un bruit d’ailes. Et fatigués, et même vieillis, nous ferons des rêves frais avec la jeunesse de notre enfant.
Après cette rêverie, nous ne penserons pas loin, mais tendrement. Le soir, nous penserons à la nuit. Tu seras pleine d’une pensée heureuse; la vie intérieure sera gaie et lumineuse non par ce que tu verras, mais par ton cœur; tu rayonneras comme un aveugle.
Nous veillerons l’un en face de l’autre. Mais peu à peu, à mesure que l’heure s’avancera, les paroles deviendront plus vagues, plus clairsemées. C’est le sommeil qui effeuillera ton âme. Tu t’endormiras sur la table, tu me sentiras veiller de plus en plus…
La tendresse est plus grande que l’amour. Je n’admire pas l’amour charnel, là où il est seul et nu; je n’admire pas son paroxysme désordonné et égoïste, si grossièrement bref. Et pourtant, sans l’amour, l’attachement de deux êtres est toujours faible. Il faut que l’amour s’ajoute à l’affection, il faut ce qu’il apporte à une union, d’exclusivité, de rapprochements et de simplicité.
XVI
Je suis allé dans les rues comme un exilé, moi l’homme ordinaire, moi qui ressemble tant, moi qui ressemble trop, à tous. J’ai parcouru les rues, j’ai traversé les places, les yeux fixés sur ce qui m’échappe. J’ai l’air de marcher; mais il semble que je tombe, de rêve en rêve, de désir en désir… Une porte entr’ouverte, une fenêtre ouverte, d’autres qui s’orangent doucement sur les façades bleuies par le soir, m’angoissent… Une passante me frôle: une femme qui ne me dit rien de ce qu’elle aurait à me dire… C’est à la tragédie d’elle et de moi que je songe. Elle est entrée dans une maison; elle a disparu; elle est morte.
… Le corps ébloui par un autre parfum qui vient de s’enfuir, je reste là, assailli de mille pensées, étouffé, sous la robe du soir… De la fenêtre fermée d’un rez-de-chaussée, à côté de laquelle je me trouve, une harmonie s’élève. Je perçois, comme je percevrais des paroles humaines distinctes, la beauté d’une sonate, avec son mouvement profond; et un instant, j’écoute ce que ce piano confie à ceux qui sont là.
Puis je me suis assis sur un banc. De l’autre côté de l’avenue parcourue par le soleil couchant, est un autre banc sur lequel ont pris place deux hommes. Je les aperçois nettement. Ils paraissent tous deux accablés par un même sort, et une ressemblance de tendresse les unit; on voit qu’ils s’aiment. L’un parle, l’autre écoute.
J’imagine quelque tragédie secrète qui monte au jour… Pendant toute leur jeunesse ils se sont infiniment aimés; leurs idées étaient pareilles et tout échangées. L’un s’est marié. C’est celui qui parle et semble alimenter la tristesse commune. L’autre a fréquenté avec discrétion le ménage, peut-être a-t-il désiré vaguement la jeune femme, mais il a respecté sa paix et son bonheur. Ce soir, son ami raconte que sa femme ne l’aime plus, alors que lui l’adore encore de tout son être. Elle se désintéresse de lui, se détourne; elle ne rit et ne sourit que toutes les fois qu’ils ne sont pas seuls. Il avoue cette détresse, cette blessure à son amour, à son droit. Son droit! Il croyait en avoir sur elle, et vivait dans cette inconsciente notion; puis il a bien regardé et il a vu qu’il n’en avait pas… Et alors, l’ami réfléchit, à quelque parole de choix qu’elle lui a dite, à un sourire qu’elle lui a montré. Bien qu’il soit bon et candide, et encore parfaitement pur, une tendre, chaude et irrésistible espérance s’insinue en lui; peu à peu, à mesure qu’il entend la confidence désespérée, sa figure s’élève et il sourit à cette femme!… Et rien ne peut empêcher que le soir, gris maintenant, qui entoure ces deux hommes, ne soit en même temps une fin et un commencement.
Un couple, un homme et une femme – les pauvres êtres sont presque toujours deux par deux, – vient, passe et s’en va. On voit l’espace vide qui les sépare: dans la tragédie de la vie, la séparation est la seule chose qu’on voie. Ils furent heureux et ils ne le sont plus. Ils sont déjà presque vieux; il ne tient pas à elle, et pourtant il sait bien que le moment approche où il la perdra… Que disent-ils? En un moment d’abandon, se fiant à la grande paix présente, il lui avoue la faute ancienne, la trahison, scrupuleusement et religieusement cachée jusque-là… Hélas! ses paroles creusent une irréparable détresse: le passé ressuscite; les jours écoulés qu’on croyait heureux sont devenus tristes, et c’est le deuil de tout.
Ces passants sont effacés par deux autres tout jeunes, ceux-là, et dont je me figure également le colloque. Ils commencent: ils vont s’aimer… Leurs cœurs mettent, à se reconnaître, une telle timidité! «Voulez-vous que je parte pour ce voyage? Voulez-vous que je fasse ceci et cela?» Elle répond: «Non.» Un sentiment d’inexprimable pudeur donne au premier aveu, si humblement sollicité, la forme d’un désaveu… Mais déjà, secrètement, hardiment, la pensée se réjouit de l’amour emprisonné dans les vêtements.
Et d’autres, et d’autres… Ceux-ci… Elle se tait; lui, il parle; il est à peine et douloureusement maître de lui. Il la supplie de lui dire ce qu’elle pense! Elle répond. L’autre écoute, puis, comme si elle n’avait rien dit, supplie à nouveau, plus fort. Il est là, incertain, trébuchant entre la nuit et le jour; elle n’aurait qu’un mot à dire, pourvu qu’il le crût. On le voit, dans l’immense ville, cramponné à ce seul corps.
Quelques instants après, je suis séparé de ces deux amants qui pensent, de ces deux amants qui se regardent et qui se persécutent.
De toutes parts, l’homme et la femme apparaissent et se dressent l’un contre l’autre: l’homme qui aime cent fois, la femme qui a la force de tant aimer et de tant oublier.
Je me mets en route. Je vais et viens au milieu d’une réalité nue. Je ne suis pas l’homme des choses étranges et des exceptions. Désireur, crieur, appeleur, je me reconnais partout. Je reconstitue avec tout le monde la vérité épelée dans la chambre surprise, la vérité qui est ceci: «Je suis seul, et je voudrais ce que je n’ai pas et ce que je n’ai plus.» C’est de ce besoin qu’on vit, et qu’on meurt.