Выбрать главу

Je passe près de boutiques basses. J’entends crier, hurler: «Oui! non!» Je m’arrête, étonné de la puissance de cet accent. Je distingue, dans une cage, un peu d’ombre agitée. C’est un perroquet, et le cri entendu n’est qu’un grand bruit aveugle, le son émis par une chose…

Mais parce qu’il est en dehors de l’humanité, tout en ayant forme humaine, il me remet dans l’esprit l’importance du cri des hommes. Jamais je n’ai pensé avec tant de force à tout ce que peut contenir l’affirmation ou la négation qui sort d’une bouche pensante: le don ou le refus de l’être humain dont j’ai sans cesse devant mes yeux croyants, pour m’attirer et me guider, dans le jour, le cœur de ténèbres; dans l’ombre, la figure.

Mais, rien pour moi. Maintenant, je suis las d’avoir trop désiré; je me sens vieux tout d’un coup. Je ne guérirai jamais cette plaie que j’ai à la poitrine… Le rêve de calme que j’avais tout à l’heure ne m’avait attiré et tenté que parce qu’il était loin de moi. Je le vivrais que j’en rêverais un autre, puisque mon cœur, c’est un autre rêve.

* * *

Maintenant, je cherche une parole. Ces gens qui vivent ma vérité, qu’est-ce qu’ils disent quand ils parlent d’eux-mêmes? De leur bouche sort-il l’écho de ce que je pense, ou de l’erreur, ou du mensonge?

La nuit est tombée. Je cherche une parole semblable à la mienne, une parole où m’appuyer, où me soutenir. Et il me semble que je m’avance à tâtons comme si, au coin d’une rue, quelqu’un allait surgir pour me dire tout!

Je ne rentrerai pas dans ma chambre, ce soir. Je ne veux pas, ce soir, quitter la foule des hommes. Je cherche un lieu vivant.

J’ai pénétré dans un grand restaurant pour m’entourer de voix. À peine eus-je franchi la grande porte miroitante – qu’une livrée ouvrait et fermait continuellement – que je fus saisi par mille couleurs, mille parfums, mille murmures. Il me sembla que l’élégante assistance – dessins nets et impeccables des habits noirs, nuances brillantes et comme variées à plaisir des toilettes féminines – accomplissait une sorte de cérémonie précieuse dans cette haute serre de luxe au tapis rouge. Des lampes partout, en guirlandes d’argent, en points d’or, en doux abat-jour orangés qui faisaient de petites aurores au milieu de chaque groupe de dîneurs.

Peu de places étaient libres; je m’assis dans un coin, à côté d’une table occupée par trois convives. J’étais étourdi de la bruissante illumination, et mon âme, patiemment habituée et initiée aux grandes choses nocturnes, était comme un hibou déraciné du large azur noir et jeté par dérision au milieu d’un feu d’artifice.

J’allais essayer de me chauffer à cette grande lumière… Après que j’eus, d’une voix que je dus d’abord affermir, commandé mon menu, je voulus m’intéresser à des physionomies. Mais il était difficile de saisir celles qui m’entouraient. Les glaces les multipliaient en même temps que le décor: je voyais la même rangée, de face et de profil, éclatante… Des couples, des groupes se retiraient parmi l’empressement des garçons qui tenaient à bout de bras des pelisses ou des manteaux fragiles, complexes comme des femmes. De nouveaux arrivants se présentaient. Je remarquai que les femmes étaient, au premier coup d’œil, adorablement jolies, et d’ailleurs se ressemblaient toutes avec leurs figures blanchies et leurs bouches en forme de cœur; à mesure qu’elles approchaient, un ou plusieurs défauts apparaissaient et effaçaient cet idéal prestige dont le premier regard les avait ornées. La plupart des hommes, conformément à la mode qui régnait en cet instant du temps, étaient entièrement rasés, avaient des chapeaux à bords plats, des paletots aux épaules tombantes.

Tandis que mon œil suivait machinalement la main gantée de fil blanc qui versait dans mon assiette le potage présenté dans une écuelle argentée, je prêtai l’oreille au brouhaha de conversations qui m’entouraient.

Je n’entendais que ce que disaient mes trois voisins. Ils parlaient de personnes qu’ils connaissaient dans la salle, puis de plusieurs amis, sur un ton dont l’ironie et le persiflage constants me surprirent.

Je ne trouvais rien dans ce qu’ils disaient; cette soirée serait inutile comme les autres.

Quelques instants après, le maître d’hôtel, en prélevant pour les déposer dans mon assiette les filets d’une sole qu’une épaisse sauce rose noyait dans son plat oblong de métal, me désigna d’un mouvement de la tête et d’un clin d’œil en coulisse un des convives:

– C’est M. Villiers, l’écrivain si connu, me souffla-t-il orgueilleusement.

C’était lui, en effet; il ressemblait assez à ses portraits et portait avec grâce sa jeune gloire. J’enviai cet homme qui savait écrire et dire ce qu’il pensait. Je considérai avec quelque admiration la distinction de sa silhouette mondaine, la jolie ligne moderne et fine de son profil perdu, d’où sortait l’effilement soyeux de sa moustache, la courbe parfaite de son épaule, et l’aile de papillon de sa cravate blanche.

Je portais à mes lèvres mon verre – si fragile que le vent du plein air l’eût brisé sur sa tige – lorsque je m’arrêtai brusquement et sentis tout mon sang affluer à mon cœur.

J’avais entendu ceci:

– Sur quoi, ton prochain roman?

– Sur la vérité, répondit Pierre Villiers.

– Hein? fit l’ami.

– Un défilé d’êtres surpris tels qu’ils sont.

– Quel sujet? demanda-t-on.

On l’écoutait. Deux jeunes gens qui dînaient non loin se taisaient, l’air oisif, l’oreille évidemment tendue. Dans un coin de pourpre somptueuse, un homme en frac fumait un gros cigare, l’œil affaissé, les traits tirés, toute sa vie concentrée dans le foyer odorant du tabac, et sa compagne, son coude nu sur la table, environnée de parfums et étincelante de bijoux, surchargée de la lourde royauté artificielle du luxe, tournait vers le parleur sa figure de nature et de lune.

– Voici, dit Pierre Villiers, le sujet qui me permet de faire amusant et vrai à la fois: un homme perce un trou dans le mur d’une chambre d’hôtel et regarde ce qui se passe dans la chambre voisine!

* * *

Je dus à ce moment considérer les causeurs d’un œil égaré et pitoyable… Puis, vite, je baissai la tête, dans le geste naïf des enfants qui ont peur qu’on les voie…

Ils avaient parlé pour moi, et je sentis autour de moi quelque étrange intrigue policière. Puis, tout d’un coup, cette impression dans laquelle mon bon sens s’était totalement affolé, tomba. Évidemment, coïncidence. Mais il resta la vague appréhension qu’on allait s’apercevoir que je savais, me reconnaître.

Ils continuaient à parler de l’idée émise… Insensible à tout le reste, tendu dans l’unique effort de les entendre et de ne pas avoir l’air de les écouter, je m’attachai à leur conversation comme un parasite.

Un des amis du romancier le pria de parler plus en détail de son œuvre. Il consentit… Il allait dire cela avant moi!

* * *

Il a raconté le livre qu’il a fait. Avec un art admirable de mots, de gestes et de mimique, avec une élégance spirituelle et vive, et un rire communicatif, il a évoqué devant les yeux de ses auditeurs une suite de scènes imprévues, brillantes, étourdissantes. À la faveur de son original sujet, qui donnait à toutes les scènes tant de relief et d’intensité, il a étalé des ridicules, des travers amusants, multiplié des détails pittoresques et piquants, des noms propres typiques et spirituels, enchevêtré des situations ingénieuses, fait jaillir d’irrésistibles effets, et le tout est à la dernière mode. On disait: «Ah!» «Oh!» On écarquillait les yeux.