Ce «on espère» amena pour la première fois un léger murmure dans la salle, mais c’était une protestation qu’on sentait uniquement formelle et, au fond, toute chatouillée… Le reste aurait été accueilli avec une vive et grandissante joie, à mesure que les malpropres plaisanteries s’épandaient et touchaient ces hommes en habit noir et ces femmes décolletées.
Après le premier acte où s’ébauchent les amours de Jean Darcy avec la belle et compréhensive Jeanne de Floranges (rôle tenu par une grande actrice), on pouvait constater dans les couloirs ce mouvement fébrile qui accompagne les succès:
– Des mots, des mots! disait-on avec ravissement. Rien que des mots!
Le second acte. Il était pareil au premier. Bien qu’il fût mouvementé et varié, il était construit de la même façon: par de légères et artificielles combinaisons d’épisodes et de dialogues, visant à l’effet. D’ailleurs, cet effet était parfois brutal et poignant à cause de la violente illusion que produit à notre sensibilité le spectacle des émotions d’un être semblable à nous qui se meut à quelques pas. Mais la vanité du procédé perçait partout. Oui, ce n’étaient que des mots, des phrases, qui se dissipaient. Oui, ces gens «jouaient» et imitaient mal, pour nous la montrer, quelque vérité sérieuse. Mais ils ne me trompaient pas.
Le second acte se termine. Le troisième commence. Jeanne de Floranges se demande si elle a le droit d’enchaîner sa destinée à celle du jeune artiste qui l’aime autant qu’elle l’aime, mais qui est très pauvre et lui sacrifiera s’il l’épouse – à cause des accaparantes nécessités matérielles – son génie et sa gloire future. La femme supérieure qu’est l’héroïne, après un débat de conscience qui s’aggrave d’une intrigue de jalousie, estime qu’elle n’a pas ce droit, et elle éloigne d’elle à tout jamais le sculpteur Jean Darcy en lui faisant croire qu’elle partage le caprice du brillant Jacques de Linières. Jean méprisera celle qu’il croyait son ange et son inspiratrice, mais il guérira. Il épousera Rachel Lœwis, qui nonobstant le milieu riche et corrompu où elle à été élevée, est une jeune fille parfaite et qui, dans l’ombre, aime l’artiste. Il fera son œuvre. Le droit du cœur est vaincu par le droit de l’avenir.
Dans la salle, c’est du délire. Après le dernier acte où la thèse du sacrifice est discutée, puis résolue par l’affirmative, où la trahison héroïque est, en un oppressant et inattendu mouvement de vire-volte, présentée violemment, comme un coup à l’amoureux et au public, lorsque le rideau tombe, on acclame, on se meurtrit les mains à force de les frapper l’une contre l’autre, on donne des coups de pieds sur le bois des loges, des coups de canne par terre, on trépigne, on aboie.
… La foule s’écoule, et la petite gravité du succès fond, dans les groupes de messieurs en pelisse et de dames renveloppées qui se pressent lentement vers la sortie.
– C’est toujours un peu la même chose, toutes ces pièces. En fin de compte, il n’en reste rien dans la mémoire.
– Et puis après? Tant mieux. Moi, je vais au théâtre pour me distraire, et non pour me charger l’esprit.
– Je ne sais si elle ira jusqu’à la centième… En tous cas, nous l’avions déjà vue plus de cent fois.
J’entends nommer le monsieur qui a parlé ainsi. C’est M. Pierre Corbière, l’auteur dramatique dont la pièce Le Zig-Zag, tient l’affiche d’un grand théâtre voisin: trois actes fourmillant, dit-on, d’allusions à des personnalités vivantes.
On reconnaît l’écrivain: un mouvement circulaire de chapeaux autour de lui comme s’ils se soulevaient au vent de son passage; et les mains favorisées s’avancent pour l’honneur de toucher la sienne: Il va, adulé et triomphant. Lui aussi est comme l’autre: argent et renommée, il a gagné cela par la basse flatterie de sa virtuosité facile, de son bagout de parisianisme et d’actualité – vis-à-vis de la populace riche qui hante les salles de spectacle. Je le méprise et je le hais.
Maintenant je marche sous le ciel, dans les plaines du ciel où tant de paroles vides sont jetées.
Toutes ces choses que je viens de voir moisiront vite. Tout cela est trop à la mode pour n’être pas démodé demain. Où sont-ils, les brillants auteurs de ces dernières années? Leurs noms surnagent on ne sait sur quoi.
Le contact de la vérité m’a appris à la fois l’erreur et l’injustice, et me force à détester ces distractions légères d’un moment, parce qu’elles singent l’œuvre d’art. Certes, leur succès n’est pas sérieux. L’enthousiasme d’une prestigieuse première n’est, la plupart du temps, qu’un événement insignifiant, et toutes ces pièces – titres, sujets et interprètes – s’effacent vite et s’ensevelissent les unes dans les autres. Mais en attendant, elles s’étalent pendant quelques soirs; elles profitent, elles jouissent d’un triomphe effectif. Je voudrais qu’elles fussent tuées aussitôt sorties.
La chambre ruisselait des rayons de la lune qui traversaient la fenêtre comme l’espace. Dans le magnifique décor, il y avait un groupe obscur et blanc: deux êtres silencieux avec leurs figures de marbre.
Le feu était éteint. À bout de travail, l’horloge s’était tue, elle écoutait avec son cœur.