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A présent nul mouvement nulle part, comme pour rattraper le mal. Au pochoir du hublot, un tuyau de lumière lisse formait un impeccable disque sur la cloison souillée. Nul bruit non plus, hormis les hypocrites vaguelettes claquant de toutes leurs langues contre la coque, paisiblement comme si rien ne s'était passé – c'était pour rigoler, allez, c'est fini maintenant, sans rancune -, laissant parfois monter quelque vague plus forte, bourrade affectueuse de l'élément bleu-vert, discret rappel de ce dont il est capable. Avec d'infinies précautions, Paul se mit en mouvement, traînant son corps plein d'hématomes vers la couchette démise l'escaladant presque aussi facilement qu'un cheval.

Son mal de tête, sans commune mesure avec celui de l'avant-veille, se trouvait annulé par toutes les autres douleurs, partout. Paul n'était plus qu'un muscle unique, une vaste courbature. Sa conscience même lui faisait maclass="underline" l'avenir n'était guère plus souriant que le présent, ni rétroactivement la totalité du passé. Il resta allongé. Il eût aimé avoir sommeil. Il roula des idées négatives durant les heures qui suivirent, également traversées par la soif, la nausée, la faim, la chaleur contingentes, heures mortes où de nouveau toute durée s'abolissait. Il revint au gabier Darousset de rétablir la continuité des choses: lointaine, voletant depuis les altitudes de la superstructure, sa voix clamait à qui voulait l'entendre que Port-Saïd était en vue.

La ville poussait une clameur chaude vers la mer, au-delà des équipements portuaires. Dès l'accostage, les hommes avaient extrait des cales le bouquet de vélos enchevêtrés par la tempête, en s'aidant d'un palan. A peine remis de l'épreuve, exemplaire fut leur énergie à séparer puis réparer les cycles, avant de s'égailler dans la cité en vue d'y satisfaire quelques pulsions. Sur leurs engins, les marins passaient presque inaperçus. Plus proche était l'Orient, plus naturel était le cyclisme, avant de s’épanouir en Asie où ce transport usuel permet de se fondre à peu de frais dans le corps social. Paul préféra ne pas se risquer en ville, restant à bord en compagnie des officiers. On sommeillait sous les casquettes, respirant la moiteur de l'estuaire au creux des transatlantiques dépliés sur le pont. Garlonne prodiguait des rafraîchissements.

– Je ne descends pas, dit-il en servant Paul, je ne descends pas souvent à terre. Mais c'est la petite qui aimerait ça, voyez-vous.

Il songeait à gratifier sa fille unique d'une croisière, à l'occasion du baccalauréat: dans cette perspective, quoi de mieux approprié que le Boustrophédon, quoi de plus économique et sûr? Ainsi lui-même serait toujours présent pour lui expliquer les choses et lui montrer la vie. Au courant de ce projet, le capitaine temporisait, suspendant sa réponse à un fil dilatoire.

– Vous y avez repensé, au fait? s'enquit le second.

Illinois mâchonna une difficulté: rien que des hommes à bord, n'est-ce pas, c'est un risque réel – mais nous verrons, Garlonne, on va réfléchir, on va voir. La fin de la matinée coula dans le calme avec quoi contrastaient, à terre, les cris et gestes fourmillants des dockers. Leur fébrilité décrut vers midi, puis l'idée de sieste fit son chemin dans tous les raisonnements, bientôt dévoyés par les rêves de puissance et d'amour.

Des cris subits vinrent crever la torpeur générale: à quai, le duc Pons agitait le bras en sautillant sur place; derrière lui, Bob avait encore l'air fatigué. Tout de suite, le duc parla trop fort.

– Toute une affaire pour vous trouver, trépignait-il au débouché de la passerelle. Que de bruit, que de monde. Quel monde. Trois heures pour un renseignement. Enfin, nous voilà.

24

On était content de se trouver. Le capitaine congratulait le duc, le récit de la tempête impressionna Bob. Garlonne frottait des mains attendries devant l'animation soudaine, confit dans une émotion de marieuse; il s'empressa d'aller quérir d'autres chaises longues et boissons fraîches.

– Bon, dit Pons, la ville on n'a pas vu grand-chose, on arrive juste. Peut-être on aurait le temps de jeter un coup d'oeil, quand même. Les pyramides, par exemple, est-ce que c'est loin?

Mais on repartirait le soir même, et le soleil fléchissait déjà: les hommes revinrent l'un après l'autre, fatigués mais contents, chacun sur son vélo. De très loin, on vit approcher Darousset qui pédalait à toute allure; dressé en danseuse il franchit la passerelle sans freiner, comme un tremplin au bout duquel, après une brève hyperbole, son engin s'effondra dans le fracas. Garlonne courut relever l'acrobatique Soudanais dont chacun salua l'exercice: le jeune Gomez découvrait toutes ses dents, Sapir lui-même se déridait un peu, seul Lopez affichait un visage fermé. Il fait la gueule, soupira le second, il fait perpétuellement la gueule.

Deux cabines jouxtant celle de Paul furent attribuées à Bob et Pons, assez éprouvés dans l'avion par quelques zones de turbulence. Paul ne s'étant pas bien remis, quant à lui, des phénomènes symétriques de l'humide nuit dernière, tout le monde se coucha tôt. Ensuite la vie reprit à bord comme les jours précédents, vite lassante lorsque la mer se tient trop bien; à trois l'on pouvait néanmoins recourir à des jeux. On se retrouvait au carré pour dîner, après quoi le capitaine ne refusait pas de faire le quatrième au stud-poker.

Tenant ses douze nœuds de croisière, le Boustrophédon enfila la mer Rouge après quoi le cap fut mis sur Colombo, prochaine escale. Rien de remarquable, rien de notable ne se manifesta; chaque soir, sur le livre de bord, les officiers contresignaient le néant. Quand même, de brèves altercations continuaient d'opposer Garlonne au timonier Lopez. L'une d'elles détona sur le gaillard d'arrière, juste au-dessous de la cabine de Bob où l'on tuait le temps à coups de dés, cinq dés dépareillés trouvés dans une cantine avec une piste offerte il y a longtemps par les établissements Byrrh et dont le feutre vert, racorni dans le jaune, pelait comme une pelouse sous la sécheresse. L'un de ces dés, sûrement pipé, donnait trop souvent le cinq mais on sut s'en accommoder, tournant l'obstacle par un système de coefficients dont on perfectionna d'autant plus minutieusement la mise au point qu'il pleuvait ce jour-là, on ne pouvait même pas sortir sur le pont; après la tempête, ce fut la seule fois qu'il plut. De la monnaie cosmopolite faisait office de jetons.

Par le hublot entrouvert, des bruits de voix leur parvinrent donc au moment où le duc allait tenter un carré de quatre sur une base de brelan. Il suspendit son geste, on se regarda. Dehors, Garlonne parlait d'une voix plus énergique mais plus basse que d'habitude, on l'entendait surtout souffler entre les propositions, à quoi l'Espagnol rétorquait d'âpres diphtongues en deçà du sens. On n'y entendait goutte, sauf quand Lopez cria au second d'aller se faire foutre à trois reprises, par roulements d’r exponentiels. Puis les deux hommes s'éloignèrent, sans doute séparément, le silence reconquérant le navire. Le duc jeta deux dés: après leur brève chorégraphie, au lieu du quatre convoité, un as parut en compagnie du fréquent cinq.

– Le cinq, fit-il, donc je rejoue. C'est le cinq, je peux rejouer.

– Non, dit Paul, on n'a pas dit comme ça. Ça te donne juste un handicap sur le prochain coup, tu sais bien, c'est ça qu'on a dit.

– Certes, se souvint le duc, mais au bout de huit handicaps on a le droit de rejouer. Justement j'en avais sept. Ça aussi, on l'a dit.

– On l'avait dit, oui, mais ensuite on a dit que non.

– Pourquoi non, s'indigna le duc.

– Parce que ça complique, fit Paul plaintivement, ça complique beaucoup trop.

– Tu es déloyal, conclut Pons.

Ce qui devait rester inscrit dans les mémoires comme l'événement majeur de l'odyssée du Boustrophédon se produisit au soir du neuvième jour en mer, peu après l'escale de Colombo. On avançait aimablement dans le golfe du Bengale, la météorologie était au mieux. Pons avait profité un moment, sur le pont, de la tendresse de l'air avant de rejoindre Illinois. Paul et Bob arrivèrent peu après, alors que le duc doublait l'apéritif; le capitaine souriait avec douceur, on n'attendait plus que le second pour dîner. Comme son retard se prolongeait, on prit place autour de la table, Pons à côté de Paul. Son verre vidé, le duc se resservit aussitôt, se tourna vers son neveu: