Выбрать главу

– Tu crois que j'y vais trop fort, c'est ça. Tu trouves que j'exagère, dis-le tout de suite.

– Je ne sais pas, dit Paul, tu bois toujours autant?

– Tous les coloniaux, mon petit, tous les coloniaux.

La porte alors s'ouvrit sur Garlonne, qui ne rejoignit pas son siège aussitôt comme il y était accoutumé. Il restait immobile sur le seuil, on le regarda. Passé six secondes, on fronça les sourcils.

– La porte, voyons, Garlonne, dit Illinois. Et puis venez vous asseoir, ça va refroidir.

Observant une variété de garde-à-vous, le second ne réagit pas à l'invite. Une solennité voulait transpirer de sa personne comme pour un lever de couleurs. Il ouvrit la bouche pour parler, mais la salive manquait à ses muqueuses coalescentes, sa pomme d'Adam allait et venait à l'instar d'un yo-yo furieux; il avait l'air fameusement ému.

– Je ne suis pas seul, parvint-il à produire. Il y a les autres qui sont là.

Sa voix véhiculait quelque chose de broyé, comme réduite à son résidu, filtrée par un vocoder. Il avança d'un pas, robotique; Sapir en effet paraissait derrière lui, suivi de Gomez et Darousset qui paraissaient un peu effrayés par eux-mêmes. Garlonne racla sa gorge déserte:

– C'est-à-dire qu'ils m'ont demandé, en tant que délégué – ils ne sont pas contents, n'est-ce pas.

Il s'interrompit, tirant de sa poche un papier. Le capitaine agita une main évasive.

– Allez-y, Garlonne. Exprimez-vous, mon vieux.

– De toute façon ce n'est pas tenable, soliloqua le second en tournant le papier dans ses mains. Je l'ai dit que ce n'est pas normal, en tant que lieutenant, de parler au nom de l'équipage. Je l'ai toujours dit. Enfin bon, puisque c'est eux qui veulent.

Tous regardaient Garlonne déplier son tremblotant papier, hormis le jeune Gomez et Darousset qui ne donnaient pas l'impression d'être très concernés; ils promenaient des regards curieux dans le carré des officiers, n'y étant entrés qu'une fois pour signer l'engagement. Dès que le second se mit à lire la liste des doléances après avoir bien toussoté, le capitaine parut surpris, glissant une main sous sa casquette pour se gratter pensivement le cuir. Paul secoua la tête lorsque Bob, interrogativement, se fut tourné vers lui – discret secouement latéral synonyme adouci en langage non verbal du pivotement de l'index dans la fosse temporale. En effet, si les revendications brodaient sur des motifs classiques – solde, horaires, nourriture, sécurité sociale -, point n'était besoin d'être de la partie pour en discerner la tournure excessive, exorbitante sur certains points, s'aventurant hors de la juste mesure vers le seuil du système délirant. On était attentif, le duc avait posé son verre. Il le reprît machinalement, le reposa sans avoir bu.

Sa lecture achevée, Garlonne entreprit de replier le papier tout en prononçant quelques mots pour son compte personneclass="underline" bien sûr il s'associait, en tant que délégué, à ces exigences, bafouilla-t-il sur ce dernier mot. Pour sa part il n'en présenterait qu'une, qui était précisément d'être déchargé de ce statut de délégué, pour des raisons maintes fois exposées mais qu'il tint à rappeler. Il parlait avec plus d'aisance à présent, bien que sa voix vacillât quelque peu sur les accents toniques – curieusement il découpait mal certains mots pourtant courants comme si, ne les comprenant pas, il ne pouvait que les reproduire phonétiquement. De fait le second paraissait habité par une exaltation discrète, inhabituelle chez lui, couleur et squelette de sa péroraison. Un bref silence courut à la fin de ce discours; le capitaine secoua de nouveau sa main, non moins évasivement.

– C'est exagéré, Garlonne, c'est très exagéré. Je suis bien d'accord, moi, je veux bien. Tout ce que vous voulez. Mais ce n'est plus de mon ressort, là, c'est avec la compagnie qu'il faut voir.

Voyant que son oncle se proposait d'intervenir, Paul posa une douce main dissuasive sur son avant-bras. C'est embêtant, disait Garlonne en baissant la tête, ils ne vont pas bien le prendre. Derrière lui, merveilleusement détendus, Gomez et Darousset semblaient surtout ne pas le prendre du tout; un doigt dans le nez, Sapir considérait ses espadrilles. Garlonne rempocha son papier.

– Une petite ouverture, insista-t-il, un geste. Vous cédez sur un point, un tout petit point. Parfois l'esprit s'apaise avec un petit point.

– Ne soyez pas imbécile, fît le capitaine sans hargne. Dites aux gars de reprendre le travail et venez vous asseoir. C'est tout froid, maintenant.

Sans relever la tête, le second se remit à fouiller dans sa poche, d'où il finit par extraire un minuscule engin de quatrième catégorie, quelque chose comme un Browning Baby pour dames. Vérifiant discrètement qu'il le tenait dans le bon sens, il le dirigea vers Illinois, puis d'un mouvement circulaire vers les trois passagers consternés. Mais il n'avait pas l'air crédible avec son petit objet, on aurait dit qu'il voulait le vendre. Sa salive avalée: allons-y, fit-il non sans effort: instantanément des objets contondants fleurirent entre les mains de sa souriante escorte. Les passagers eurent un sursaut, mais Illinois remuait juste ses épaules et réglait sa visière en se retournant vers son assiette.

– Je me vois contraint, dit Garlonne d'une voix contrainte. Je prends le commandement, voyez-vous.

Illinois plantait sa fourchette dans le pâté, empalant sans répondre un demi-cornichon du même coup.

– J'ai l'équipage avec moi, développa le second, ça ne peut pas se discuter. C'est eux qui veulent, n'est-ce pas. On ne peut pas s'y opposer.

– Vous perdez l'esprit, Garlonne, mâcha le capitaine, vous me décevez énormément. Où est Lopez, au fait?

– Il est avec nous, s'écria le second de plus en plus nerveux, Lopez est avec nous.

– De nos jours, fit le capitaine dans sa serviette, vous ne vous rendez pas compte, enfin. Vous n'avez plus aucune notion de rien. C'est de la mutinerie, ça n'a pas d'autre nom, c'est irréaliste. C'est complètement irréaliste.

– Je suis responsable, affirma l'autre aigûment, je prends mes responsabilités.

– Bon, dit Illinois, qu'est-ce que vous allez faire?

– Vous restez là, proposa Garlonne, vous ne bougez pas de là jusqu'à ce qu'on vous débarque. Il ne faut pas qu'on nous empêche, expliqua-t-il, il ne faut pas nous empêcher. Il ne faut rien nous empêcher.

Il s'était rapproché de la table tout en parlant sur un registre sans cesse plus élevé, il agitait l'article pour dames à proximité de Bob qui se déplia brusquement vers lui, le déséquilibrant d'un coup d'épaule. Presque en même temps, Paul lui agrippait le poignet. Le capitaine se leva, suivi de Pons avec un temps de retard: Sapir et ses marins souriants se ruaient déjà sur eux. Brève confusion, puis on se répartit les rôles deux à deux, corps à corps. Le jeune Gomez ceinturant le duc, Bob entraîna dans sa chute l'homme à la tête de pelle. Comme il se relevait en désordre, il croisa l'œil égaré de Garlonne, l'œil noir de sa petite arme pointé vers Paul. Je vais tirer, piaula le second à l'adresse d'Illinois qui soufflait bruyamment, contenu par un double nelson du Soudanais. Garlonne cria puis la détonation retentit, bruit sec dans l'espace noir de monde, qui se figea un instant. Personne n'étant touché, on se reprit, on se rempoigna par couples en s'efforçant de se rapprocher de la porte, comme des amants valseurs tournent insensiblement vers la terrasse obscure pour aller soustraire leur étreinte aux regards indiscrets du monde.