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Le pugilat se poursuivit sur le pont. Garlonne s'étant remis à tirer, capitaine et passagers refluèrent tant bien que mal vers l'escalier du château arrière, grimpèrent en vrac la spirale métallique menant à l'abri de navigation. On s'y rua, puis on en verrouilla la porte; on souffla.

– Lopez, fit Illinois, qu'est-ce que vous faites là?

Sa voix sonnait dans une curieuse sévérité. Le timonier ne répondit pas. Il se tenait à son poste, debout devant les manomètres. Dehors, les mutins commencèrent de cogner derrière la porte en fer.

– Vous n'êtes pas avec eux?

Lopez ne répondit pas plus: il continuait d'assurer sa fonction. On ne saurait pas s'il agissait ainsi par légalisme ou seulement par antipathie à l'endroit du second. Vous gardez le cap, commanda le capitaine en se dirigeant vers la radio, on va faire un appel. Il prit place devant le poste. Assez vite on avait cessé de vouloir enfoncer la porte, on ne cognait plus. On avait dû redescendre.

Il apparut que l'émetteur était hors d'usage, ne fonctionnant même plus comme récepteur. C'est cassé, dit le timonier, le nègre était de quart avant moi. C'est sûrement lui. Mesurez vos propos, Lopez, je vous prie, fit Illinois d'un ton préoccupé qui s'aggrava d'un cran lorsque, trois étages plus bas, les moteurs vinrent de s'interrompre.

Sapir avait stoppé les machines, aux vibrations si régulières ordinairement qu'on ne les entendait plus, qu’elles s'effaçaient d'elles-mêmes. Maintenant qu'on ne les entendait vraiment plus, c'était leur absence qui assourdissait. Il en va de même avec une dent qu'on a perdue (développons), le volume de sa place vide surprend, il est énorme, sans rapport avec la taille qu'on prêtait à cette humble dent qu'aussitôt l'on regrette, que post mortem on se prend à découvrir, qu'on se reproche de n'avoir pas assez brossée du temps de sa splendeur et qui finit par occuper bien plus d'espace que lorsqu'elle était là, même si on la garde aussi dans une petite boîte (stop). Le capitaine jeta un coup d'oeil vers le pont, du côté de l'ancre: les insoumis ne se disposant pas à la jeter, le Boustrophédon commençait de dériver sur l'eau foncée, vers le cœur écumeux de l'océan Indien. Nous voilà propres, répéta Pons.

Bien qu'ils n'eussent plus d'utilité, Lopez gardait sa place devant les instruments de navigation, répartis au-dessous du long rectangle vitré qui donnait sur l'avant du navire. Près de lui, le capitaine regardait le pont vide, la mer autour, la nuit tombée; de la lumière parut dans la chambrée. Entassés sur le sol de l'abri, les trois passagers dormirent peu.

Ils étaient tous debout devant la vitre dès la première naissance du jour, sous une lumière télévisuelle grise, bleue, pas assez définie, mal à l'aise dans ce format de cinémascope. Il faisait déjà chaud lorsqu'un peu de bruit commença de monter du pont: les rebelles s'étaient levés tard, hésitant peut-être à sortir de la chambrée. Se sachant observés, ils montraient en effet une insincère aisance, un triomphe maladroit, Garlonne sortit le dernier en rajustant son uniforme. Ils traînèrent sur le pont toute la matinée sans pouvoir masquer leur oisiveté forcée, ni le désarroi léger où celle-ci les plongeait. Quoique s'efforçant de ne pas voir les assiégés qui s'alignaient derrière la vitre du poste de pilotage, tôt ou tard ils cédaient, lâchaient un bref coup d'oeil vers la superstructure, irrépressiblement. Ils regardaient la mer, ils regardaient leurs mains, Garlonne leur proposa quelques tâches dérisoires, trop vite achevées vu leur immense bonne volonté.

A l'étage on se concerta: la situation était bloquée. Les uns contrôlant les machines dont les autres détenaient les commandes, chaque camp se trouvait neutralisé, riche comme de la moitié du même banknote. Il faut attendre, dit Illinois, on va attendre. Conférant dans la cabine du second, Garlonne et Sapir tiraient semblables consigne et conclusion. Comme la chaleur montait sur le navire figé, on soufflait parfois de part et d'autre, on s'épongeait le front en se plaignant. Entre les forces antagonistes il y eut un seul échange, assez bref, lorsque Lopez cria quelque chose d'espagnol à Gomez, l'exhortant sans doute à rallier l'ordre et la loi. Le matelot lui répondit sans se retourner, d'un mot de très peu de lettres qui fit rire aux larmes Darousset. Aidé de Sapir, le gabier nilotique fixait des lignes de fond un peu partout autour du bâtiment.

Cela dut mordre vite, car au bout d'une heure une grosse buée de friture enveloppait le cargo, se répandait à la surface des eaux, faisait naître et cruellement croître l'appétit puis la faim des assiégés; en revanche, percevant au passage l'affreuse odeur contre nature, quelques poissons volants se renfouirent précipitamment dans leur milieu. Bientôt le duc aussi ne voulut plus regarder le pont où pique-niquaient les mutins effrontés, levant leurs verres à leur santé; pour conjurer ses crampes, il choisit de s'endormir.

Cependant leurs excès paraissaient affaiblir les marins, le jeune Gomez allait de plus en plus lentement renouveler les bouteilles. Garlonne se retira dans sa cabine, confiant sa petite arme à l'homme à tête de pelle. Celui-ci paraissait d'une vigilance moindre, et les deux autres tendaient à s'assoupir. Ce serait peut-être le moment, suggéra Bob, vous ne croyez pas? Lopez posa sur lui son regard peu amène. On va attendre encore un peu, dit Illinois.

Une longue demi-heure plus tard, les hommes d'équipage gisaient tout engourdis dans les transatlantiques réquisitionnés, se laissant frire à leur tour sous le rayonnement tropical. Dérivant en silence, jonché de rêveurs rassasiés, le navire se faisait Hollandais ronflant, radeau d'une Méduse repue. Sur un geste d'Iilinois, Bob déverrouilla la porte de l'habitacle.

Suivant Lopez qui allait en éclaireur, une bonne barre de fer à la main, les trois hommes enjambèrent avec douceur Pons endormi – on ne semblait pas juger son aide indispensable. Puis sur les pointes ils descendirent les volées en spire antidérapante; moites à l'excès, les mains collaient quand même toujours un peu à la rampe blanche. On se regroupa contre la rambarde du gaillard d'arrière, sous le pavillon détendu. Un plan simple fut préconisé: au signal d'Illinois, surgissant bâbord et tribord simultanément, Lopez et le capitaine circonviendraient Sapir et le désarmeraient, Paul et Bob neutralisant cependant les deux autres; trois dormeurs ne tiennent pas devant quatre affamés. Allons-y.

Tout de suite il fut trop tard pour reculer, tout de suite on était pris au piège: dès le signal du capitaine, avant même que Lopez eût réagi, les trois mutins sautèrent sur leurs pieds dans des poses agressives, tout de suite ils attaquaient. Sapir élimina Lopez en empoignant sa barre de fer par l'autre bout, détournant par-dessus lui l'élan du timonier qui décrivît une courbe de Gauss tête première avant de s'immobiliser au pied d'une manche à air. Sans transition, l'homme à la tête de pelle tirait Illinois par le poignet, coinçait son épaule par une clef compressait son larynx du bras gauche et le capitaine commença de suffoquer. Sous ses yeux, mieux entraînés que Bob et Paul, le jeune Gomez et le gabier soudanais portaient à ceux-ci des coups de plus en plus avantageux; le rire de l'un déflagrait par grappes, les sourires de l'autre étincelaient. Ils se battaient plus techniquement, efficaces comme des doublures, Bob rendait au poids coq à peine un coup sur trois, Paul ne cherchait plus qu'à parer ceux du bel indifférent brun. Comme Garlonne surgissait à la porte de sa cabine, Sapir lui lança le Browning Baby, libérant un instant la trachée d'Illinois. Garlonne rata l'objet qui tomba sur son pied, il grimaça en le ramassant puis le brandit vers la zone de combat en souhaitant d'une voix haute que tout cela cesse, que tout cela prenne fin. Comme on ne tenait pas immédiatement compte de ses vœux, il se remit à tirer; on se jeta tous à plat ventre.