Les employés du greffe avaient éclaté de rire.
— Après tout, il a raison ce bonhomme, déclarait un gardien-chef, j’comprends qu’il rouspète, moi. Un jour de prison pour excès de vitesse, c’est vexant. Allons, ne te fâche pas mon vieux, on ne te fera pas passer à la douche, parce que c’est toi, seulement ne nous fait pas d’embêtements, hein ? Le règlement, c’est le règlement, faut que tu déposes ce que t’as sur toi.
— Ça, c’est bien dit, du moment que l’on y met les formes, j’veux bien m’laisser faire. Seulement j’veux pas qu’on m’touche, là, c’est mon idée à moi, c’que j’ai, j’vas vous l’donner. Voilà, j’ai rien d’autre.
— Donne ta cravate aussi.
— Ma cravate ? demanda-t-il, pourquoi faire ?
— Pour que tu ne t’étrangles pas avec !
— Ah bien, vous en avez de bonnes, en voilà des rigolos. Que j’vous donne ma cravate ? et puis quoi encore ? Non, je refuse. Vous ne l’aurez pas.
Le gardien-chef ordonna à l’un de ses subordonnés :
— Thomas, enlevez sa cravate.
Alors ce fut épique. L’homme voulut résister. Il n’était pas méchant, évidemment, mais il était en colère.
Bondissant dans tout le greffe, lançant des blagues en même temps que des exclamations de rage, il échappait aux gardiens, bouleversait les bureaux, ne voulait pas se laisser faire. À la fin cependant on s’empara de lui, on lui ôta sa cravate. Et comme après tout il paraissait brave homme, les gardiens ne lui gardèrent pas rancune de son extraordinaire résistance :
— Allons, viens, commanda l’un d’eux. Assez rigolé comme ça. Il est sept heures du soir. On va te boucler, à onze heures et demie demain matin tu seras libre. Eh bien mon vieux, si tous les clients faisaient du foin comme toi !…
À onze heures et demie, en effet, le lendemain matin, l’extraordinaire individu qui avait remplacé le brave mécanicien était extrait de la cellule où il avait passé la nuit, pour être ramené au greffe. Les employés de service n’étaient point les mêmes, on lui rendit sans difficulté ses affaires, on le remit en liberté.
Or, à peine l’homme avait-il franchi la porte de la Santé qu’il traversa le trottoir en courant, héla un fiacre, donna une adresse au cocher et sauta en voiture. Le fiacre n’avait pas démarré, la portière n’était pas retombée que l’homme éclatait de rire :
— C’est le plus beau tour que j’ai jamais joué de ma vie, se déclara-t-il en aparté, et franchement, je peux être fier de mon succès.
Tout en parlant, il tirait de la doublure de son veston un papier qui s’y trouvait dissimulé et l’examinait soigneusement.
— Voilà, murmurait-il, voilà qui va m’ouvrir toutes les portes de cette infernale prison et me permettre d’accomplir en paix ce que je veux accomplir. Ont-ils été bêtes à ce greffe ? à ma résistance, ils n’ont vu que du feu. Les idiots. Leur remettre ma cravate, hé, je m’en moquais bien, ce qui était important c’était de saisir dans le casier à droite une formule de permis de communiquer, d’apposer le sceau de la prison, mine de rien, puis de fourrer le tout dans ma poche.
Qu’est-ce que tout cela voulait dire ? Étrange histoire. Riquet, s’il avait rencontré l’homme du fiacre, eût été enthousiasmé par le récit de son entreprise. En effet, l’homme qui avait abordé le chauffeur allant se constituer prisonnier, qui l’avait décidé à se faire remplacer par lui, c’était Juve encore qui, jouant une habile comédie avait réussi dans le greffe de la prison, sous l’œil même des employés et sans que ceux-ci pussent s’en apercevoir, à voler un permis de communiquer, à y apposer le sceau.
Juve avait raison de le dire. Il venait bien de jouer là un des plus beaux tours de sa carrière. Mais, à la vérité, pourquoi Juve avait-il agi ainsi ? Pourquoi, s’il avait besoin de communiquer avec un prisonnier, n’avait-il pas demandé un permis plus régulier à M. Havard, qui le savait en vie ? Pourquoi s’était-il exposé ainsi ? Il eût fallu, sans doute, pénétrer l’âme de Juve pour avoir la clef de tous ces mystères. Le policier était trop réfléchi, trop habile pour avoir agi à la légère. S’il s’était conduit de cette façon bizarre, c’était qu’évidemment il obéissait à une impérieuse nécessité. Si dans le fiacre qui l’emportait, Juve riait en considérant le permis de communiquer volé, c’est qu’il attachait une grande importance à cette pièce.
***
À six heures du soir, le même jour, un visiteur qui n’était autre que Juve, mais un Juve ayant repris ses apparences de policier correct, bourgeoisement habillé, se présentait au greffe de la Santé, non plus au greffe principal où sont reçus les condamnés qui viennent purger leur peine, mais bien au greffe annexe où l’on doit présenter les permis de communiquer permettant d’être mis en présence des prisonniers, détenus par mesure de prévention.
Juve avisait l’employé chargé des visa, lui tendait son permis :
— Puis-je être mis en présence de M. Paul Granjeard ? demanda-t-il. Je suis inspecteur de la Sûreté.
L’employé vérifia le titre, lut un nom qui n’était pas le nom de Juve, vérifia encore le sceau du greffe central et le tout étant régulier, appuya sur un timbre :
— Monsieur l’inspecteur, je vous fais conduire par un gardien.
Quelques minutes plus tard, Juve était introduit dans un petit parloir où, sous la conduite d’un brigadier, venait le rejoindre Paul Granjeard.
— Monsieur l’inspecteur, déclara le brigadier en se retirant, quand vous aurez fini de communiquer, vous n’aurez qu’à vous servir de cette sonnette, je viendrai reprendre le prisonnier.
— C’est parfait, répondit-il.
Et, en même temps, il se retourna vers le prisonnier, auquel, jusqu’alors, il avait pris grand soin de dissimuler son visage.
Or, à peine Paul Granjeard avait-il aperçu Juve que le jeune homme pâlit :
— Comment ? c’est vous, vous, monsieur Juve ? mais on m’avait dit ?
— Je suis ici sous un nom supposé, monsieur Granjeard, c’est pourquoi on vous a dit que c’était l’inspecteur Binet qui venait vous entretenir.
— Mais pourquoi ?
— Vous allez le savoir.
— Pas de mauvaises nouvelles, au moins ?
— De très mauvaises nouvelles au contraire : Asseyez-vous, monsieur. Nous n’avons que quelques mots à dire, et j’ai peur pour vous de ce que je vais vous apprendre.
— Que savez-vous ? Qu’avez-vous appris ? Que voulez-vous de moi ?
— Je connais l’assassin de votre frère.
— Dites-moi son nom.
— Pas encore. Monsieur Paul Granjeard, vous êtes innocent. Votre frère est innocent aussi.
— Mais je le sais bien, nous sommes tous innocents. C’est Blanche Perrier qui…
— Ce n’est pas Blanche Perrier qui a tué, qui a fait tuer votre frère. Si c’était Blanche Perrier, je serais venu ici avec la certitude de vous causer un grand bonheur, car en vous disant « vous êtes innocent » je vous aurais dit aussi, vous allez être libre, vous allez retrouver libres, votre frère et votre mère.
— Eh bien ? mais, ah ça, que voulez-vous me dire ?
— Ne m’interrompez pas, monsieur Granjeard, ce que je viens vous dire ici est grave, très grave. Je viens vous le dire, songez-y bien, sous un faux nom, en me cachant, moi Juve. C’est donc que j’ai pitié de vous. Vous ne vous y trompez pas, n’est-ce pas ?
— Parlez, parlez.
— Monsieur Paul Granjeard, vous êtes innocent. Votre frère est innocent, mais je connais le nom de l’assassin, je sais qui a fait tuer votre frère, qui l’a fait tuer pour éviter que l’usine ne soit privée de capitaux qui lui étaient nécessaires. Allons, monsieur Paul Granjeard, soyez courageux, l’assassin c’est…
— C’est qui ?
— C’est votre mère.
— C’est ma mère qui a fait tuer mon frère ? répéta lentement Paul Granjeard, lorsque après quelques minutes de silence effaré, il sembla reprendre conscience des paroles du policier. Ah, c’est horrible, ça n’est pas possible. C’est faux !