— Vous ? murmura Tchedi avec un étonnement extrême, pourquoi ?
Malgré toute sa stupidité, le Tormansien ne put lire sur le beau visage de sa victime ni peur, ni colère mais seulement l’étonnement et la pitié. Oui, c’était ça, elle avait pitié de lui ! La force psychologique extraordinaire de la jeune fille éveilla quelque chose dans son âme obscure.
— Qu’y a-t-il ? Frappe encore ! cria l’un de ses amis.
— Allez, ouste !
Shotsheik, hors de lui, leva la main sur lui.
Ils filèrent. Les témoins involontaires de ce règlement de comptes s’étaient enfuis avant eux. L’escalier éclairé resta vide.
Tchedi se pencha lentement sur le côté et resta étendue sur les pierres aux pieds de Shotsheik. Il y avait dans l’abandon impuissant de la jeune fille de la Terre évanouie une beauté si pure et si infiniment lointaine que Shotsheik en éprouva une tristesse insupportable et un repentir déchirant. Les « Cvic » ignoraient la façon de réagir à ces émotions si inhabituelles. Shotsheik ne put trouver qu’une seule issue : grinçant des dents, il arracha une longue aiguille à trois côtés, se l’enfonça d’un coup jusqu’au cœur et s’écroula, roulant à quelques pas de Tchedi. Celle-ci ne vit rien, ni le suicide de Shotsheik, ni les deux « violets » qui accoururent, la retournèrent et la fouillèrent. Ayant trouvé la petite carte, ils appelèrent affolés un homme portant « l’œil ».
— Vite, à l’hôpital Central ! ordonna-t-il.
Chapitre XI
LES MASQUES DU SOUTERRAIN
Faï Rodis ne put voir le souverain avant son départ inopiné pour les Archives de l’Histoire. Tchagass évita l’audience d’adieu. Le grand et maigre « porte-serpent » qui servait d’intermédiaire entre le Président du Conseil des Quatre et Rodis, déclara que l’Auguste était très occupé par les affaires de l’état. La coïncidence entre ces occupations et les aventures de la semaine précédente auraient pu amuser Rodis, n’eût été le souci qu’elle se faisait pour ses amis restés en ville.
Avant de quitter le palais de Tsoam, elle réussit cependant à laisser ses coordonnées au micro-émetteur.
Malgré la tristesse de son architecture et l’isolement, la nouvelle demeure de Faï Rodis lui sembla plus confortable que le palais des Jardins de Tsoam. Le nom d’Archives de l’Histoire ne se justifiait nullement. Il s’agissait tout simplement d’un vieux temple construit en l’honneur du Temps tout-puissant. Ce n’était pas une divinité, mais un symbole plutôt devant lequel, autrefois, les Tormansiens non religieux venaient s’incliner. Le Temple du Temps se composait de six longs bâtiments parallèles de solide brique bleue. Une galerie adjacente et découverte s’avançait à deux mètres au-dessus du sol. Elle était entourée d’une balustrade basse faite de serpents entrelacés. Les frontons de chacun des six bâtiments étaient soutenus par des colonnes entrelacées de fonte grossière. Un jardin à l’abandon, aux arbustes épineux et buissonneux, poussait entre le temple et la haute muraille rouge, sur la crête de laquelle se promenaient, de temps en temps, les gardes « violets » portant des petites fusées sur la poitrine. La terre sèche, réchauffée le jour, répandait la nuit une chaleur sentant la poussière.
Il n’y avait rien à l’intérieur des bâtiments, excepté des liasses de livres. Au centre de chaque salle, on voyait de hautes dalles de pierre calcaire grise et rouge, émaillées de dessins compliqués représentant des inscriptions anciennes. Devant ces dalles, s’étalaient les éventaires en pierre pour la collecte des offrandes.
Les autels latéraux des étages supérieurs servaient d’armoires et de rayonnages, ils étaient bourrés de livres. Dans les espaces vides s’entassaient des piles de manuscrits, de journaux, de reproductions ou d’estampes à demi réduits en poussière. Rodis était maintenant parfaitement au courant : on n’avait pas construit suffisamment de réserves spécialisées et on se contentait de réaménager tant bien que mal de vieux bâtiments vides. Il n’existait même pas de musée proprement dit, doté d’expositions largement diffusées, de dioramas optiques spéciaux, d’éclairage particulier ou d’une protection contre la poussière ou les changements de température.
Les étages supérieurs comprenaient des corridors étroits, des balcons vacillants, des débarras, des chambres et des cellules dont on ignorait l’affectation.
Lorsque le « porte-serpent » amena Rodis choisir son logement, Tael qui accompagnait constamment la « souveraine » terrienne, réussit à lui murmurer de choisir le cinquième bâtiment à partir de l’entrée. Le « porte-serpent » qui s’attendait à ce que Rodis veuille s’installer plus près des portes, se réjouit. Par prudence et veulerie il lui demanda la raison de son choix.
— C’est le bâtiment le mieux conservé, répondit Rodis sans hésiter, et de plus, il y a un serpent remarquable sur le palier.
— Tout à fait juste ! approuva le « porte-serpent ».
Faï Rodis n’avait pas menti. Le serpent sculpté qui se trouvait dans le cinquième bâtiment se distinguait effectivement des deux types de sculptures rencontrés dans toute la planète. On représentait généralement les serpents en train de relever leurs anneaux énormes dans la pose menaçante des cobras de la Terre ou dressés sur l’extrémité de leur queue, comme un ressort tendu, la gueule tournée vers le ciel. Ces deux types de serpents exprimaient la cruauté et la volonté de se battre. L’énorme serpent en fonte que le sculpteur inconnu avait modelé dans le cinquième temple était l’image du désespoir : courbes asymétriques des anneaux comme brisées convulsivement, partie supérieure du corps douloureusement rejetée en arrière, gueule étroite fermée dans un cri muet. Le serpent, comme les gens, se sentait en captivité et voulait s’en arracher. Sans aucun doute, le sculpteur avait anticipé sur l’inferno.
Rodis s’installa dans deux petites pièces sentant la poussière et les vieux papiers. On les débarrassa rapidement et on les garnit de meubles apportés à l’avance. Rodis aurait préféré les deux pièces carrées plutôt confortables avec un balcon commun donnant sur la partie du temple proche de la forêt. Mais Tael, dès qu’il en eût l’occasion, lui conseilla de choisir les deux cellules asymétriques tout près du toit brusquement recourbé. Le « porte-serpent » ordonna aux « violets » d’installer le mobilier (Comme on le sait, tout l’attirail de Rodis se composait uniquement du SVP et d’un sac de batteries de secours) et prit congé et déclara qu’il viendrait de temps en temps rendre visite à la souveraine de la Terre, pour vérifier que son installation était confortable.
— Le Grand et Sage – le porte-serpent fit le salut habituel – m’a ordonné de vous dire de ne pas quitter les Archives de l’Histoire, eu égard au danger. Il y a ici des gardes prêts à prévenir toute attaque. Les rues de la ville sont toujours dangereuses et le souverain – nouvelle courbette, – est convaincu que vous refuserez une protection personnelle.