Выбрать главу

Des hommes rouges et des femmes jaune-flamboyant s’enlaçaient dans des poses compliquées, mais ces représentations étonnantes n’avaient aucunement la dignité divine des sculptures érotiques de l’Inde ancienne, ni même la profondeur démoniaque des fresques tantriques du Tibet ou des tableaux sataniques de l’Iran.

L’obscurité d’un noir glacé interrompait la procession des silhouettes, non pas lors de la chute mortelle, mais au moment du crescendo, du bouillonnement des sentiments. À l’inverse du mur de droite, le mur gauche exprimait le concept de la mort précoce.

L’idée d’une rotation rapide des générations par la sélection des plus aptes au progrès était née, il y a longtemps sur Tormans.

La population actuelle de la planète recueillait les fruits des pensées semés des milliers d’années auparavant et la catastrophe de la surpopulation en avait fait une véritable philosophie.

La galerie noire s’élargit. Levant la tête, les promeneurs virent des masques monstrueux, peinturlurés de façon grossière et criarde : larges bouches béantes déformées par un rictus sarcastique, dents acérées n’ayant rien d’humain, yeux vifs clignant d’un air méprisant et moqueur. Sous ces gueules repoussantes se trouvait une autre rangée de masques à dimension humaine, sur lesquels se lisait une mélancolie désespérée. La déchéance spirituelle qui s’y exprimait était si réaliste, qu’elle éveilla en Rodis un sentiment pénible difficile à surmonter. Les masques avaient toujours constitué des révélateurs de problèmes psychologiques vécus, montrant la nécessité de dissimuler les vrais visages de l’homme et de la société. Ici, l’allégorie des masques semblait tout à fait simple, mais leur hauteur de pensée et leur niveau de réalisation n’égalaient pas les fresques de la galerie noire. C’est ce que Rodis fit remarquer à l’architecte. S’animant, il lui demanda d’attendre un peu. Aidé de Tael, il apporta un banc assez haut, ôta de leurs crochets les représentations monstrueuses et creuses, moulées dans un matériau léger. Les masques cachaient une frise s’étalant sur toute la longueur de la galerie : merveilleuses sculptures de beaux jeunes gens aux visages nobles et virils et dont les corps nus n’avaient ni le caractère honteux, ni le caractère bassement sexuel des silhouettes de la galerie noire.

— Pourquoi les a-t-on recouvertes ? Et quand ? demanda Rodis.

— Cela s’est passé à l’époque du pouvoir planétaire, répondit Gahden, dans le but d’ôter encore un soutien spirituel à l’homme. Ceux qui venaient autrefois ici contemplaient cette frise et réfléchissaient ; ils ressemblaient moralement aux gens du passé, auxquels ils empruntaient la force, la sagesse et la clarté. Les qualités ainsi acquises – courage, volonté et aptitude à la rêverie – étaient intolérables aux yeux des souverains. Voilà pourquoi, on a accroché sur ces frises les masques du Siècle de la Famine et des Meurtres… Remettons tout en place, Tael.

— Non. Que ceux qui viendront nous voir ici regardent les faux fantômes et la vraie vie de Ian-Iah.

L’architecte les conduisit dans une salle carrée aux quatre coins de laquelle des masques se pâmaient en un rire cynique. Près du mur face à l’entrée, on voyait trois larges terrasses, chacune d’elles comportant une double rangée de bancs. Il y avait une niche dans le mur, garnie d’une longue table.

— C’est le Sanctuaire des Trois Pas, dit l’architecte. C’est cet endroit que je propose comme lieu de rencontre.

— C’est parfait, approuva Tael et il regarda Rodis.

— Vous seuls qui connaissez bien la vie de Ian-Iah pouvez en juger. Ce qui m’intéresse, c’est le Sanctuaire lui-même. Pourquoi des Trois Pas ?

— Cela vous semble-t-il important ? demanda l’architecte.

— Oui, j’en devine la raison, mais il me faut une confirmation. C’est d’une importance capitale pour comprendre plus profondément la vie spirituelle passée de Ian-Iah.

— Bon, je vais me renseigner, promit Gahden, mais je dois m’en aller maintenant. Je dois m’occuper de l’installation et des guides.

L’architecte disparut dans les ténèbres sans allumer de lampe. Faï Rodis décida de suivre son exemple et de ne pas prendre d’infra-radar. Elle en parla à Tael qui lui rétorqua :

— Que vous importe d’avoir ou non de la lumière, puisque vous pouvez vous arranger pour qu’on ne vous remarque pas ?

— Mais si j’emmène avec moi des gens qui se cacheront dans les chemins latéraux, hors de mon champ ?

— Je n’arriverai sans doute jamais à penser comme un Terrien. Vous pensez aux autres, avant de penser à vous. Presque tous vos raisonnements suivent le même mouvement : du général au particulier. Et vous souriez à tous ceux que vous rencontrez, tandis que nous, au contraire, nous cachons sous un air arrogant notre crainte des railleries ou des vexations. Notre grossièreté trahit chaque fois le niveau inférieur d’une vie passée dans la terreur. Il y a entre nous une différence extraordinaire, dit Tael avec amertume.

— Elle n’est pas aussi importante, sourit Rodis. Aidez-moi à compter le nombre de pas et les virages, à moins que vous ne deviez partir vous aussi ?

— Non, je voudrais installer un système de signalisation relié à votre chambre.

Ils marchèrent quelque temps en silence. Rodis aida l’ingénieur à renforcer un fil électrique très fin.

— Les Anges Gris veulent vous voir, dit Tael.

— Des Anges ? Gris ?

— Il s’agit d’une très ancienne société secrète. Nous pensions qu’elle avait cessé son activité pendant les Siècles de l’Âge d’or. Apparemment, les Anges continuaient d’exister mais sans avoir d’activité. Maintenant, ils disent que votre ADP les a ramené à la vie. Il est indispensable que vous les rencontriez.

— Le Sanctuaire des Trois Pas et Les Anges Gris, comme c’est étonnant ! prononça Rodis d’un ton pensif. Tout cela a vraiment existé ici aussi ?

— Quoi, particulièrement ?

— Je vous le dirai plus tard, lorsque Gahden aura obtenu les renseignements que je lui ai demandé sur les Trois Pas et que j’aurai vu les Anges Gris.

Faï Rodis passa le reste de la journée à réfléchir aux actions futures. Cela faisait déjà dix-huit jours que ses compagnons partageaient la vie quotidienne de la ville du Centre de la Sagesse. Quelques jours encore et leur mission s’achèverait, sauf pour Vir Norine et pour elle. L’astronavigateur avait du mal à s’y retrouver dans les hautes sphères intellectuelles de la société tormansienne ; quant à elle, elle devait renouer les fils entre les classes séparées de la société de Ian-Iah, entre des gens que l’histoire avait si souvent trompés, que les combines pratiquées par la propagande politique avaient désorientés et qui étaient épuisés par une vie ennuyeuse et sans idéal. Aucune lutte raisonnable ne peut exister sans idéal. Ici les mots les plus expressifs, les idées les plus séduisantes devenaient des formules vides, dénuées de passion. Pire encore étaient les mots à double sens dont la sonorité habituelle et attrayante était peu à peu pervertie. La route du futur se dispersait en milliers de petits sentiers dont aucun n’inspirait confiance. Les bases de la société et même celles de la vie banale en groupe étaient ici totalement détruites. La légalité, la foi, la vérité et la justice, la dignité de l’homme, même la connaissance de la nature, tout avait été détruit par les gens amoraux, ignorants et malhonnêtes qui étaient au pouvoir. La planète Ian-Iha était tout entière devenue un gigantesque cimetière. Cimetière d’âmes vides d’avoir gaspillé leurs forces en haine sénile, en jalousie et en luttes absurdes. Et partout sur cette malheureuse planète, le mensonge, comme fondement de la connaissance et comme base des relations sociales.